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Au point du jour, quand Ali arriva au pâturage avec ses brebis, il fut fort étonné de voir Yousouf installé avant lui sous le vieux caroubier. Dès qu'il aperçut le berger, le jeune homme se leva, et prenant la natte sur laquelle il était couché:

Mon père, lui dit-il, vous m'avez demandé d'apprendre un métier; je me suis fait instruire; voici mon travail, examinez-le.

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C'est un joli morceau, dit Ali; si ce n'est pas encore très bien tressé, c'est honnêtement cousu. Qu'est-ce 10 qu'on peut gagner à faire par jour une natte comme celle-là?

Quatre paras, dit Yousouf, et avec un peu d'habitude j'en ferai deux au moins dans une journée.

Soyons modeste, reprit Ali, la modestie convient au 15 talent qui commence. Quatre paras par jour, ce n'est pas beaucoup; mais quatre paras aujourd'hui et quatre paras demain, cela fait huit paras, et quatre paras aprèsdemain, cela fait douze paras. Enfin c'est un état qui fait vivre son homme, et si j'avais eu l'esprit de l'ap-20 prendre quand j'étais pacha, je n'aurais pas été réduit à me faire berger.

Qui fut étonné de ces paroles? ce fut Yousouf. Ali lui conta toute son histoire; c'était risquer sa tête, mais il faut pardonner un peu d'orgueil à un père. En mariant 25 sa fille, Ali n'était pas fâché d'apprendre à son gendre que Charme-des- Yeux n'était pas indigne de la main d'un fils de pacha.

Ce jour-là on rentra les brebis avant l'heure. Yousouf voulut remercier lui-même l'honnête fermier qui avait 30 reçu le pauvre Ali et sa fille; il lui donna une bourse pleine d'or, pour le récompenser de sa charité. Rien n'est libéral comme un homme heureux. Charme-des

Yeux, présentée au chasseur de la montagne, et prévenue des projets de Yousouf, déclara que le premier devoir d'une fille était d'obéir à son père. En pareil cas, dit-on, les filles sont toujours obéissantes en Turquie.

5 Le soir même, à la fraîcheur de la nuit tombante, on se mit en route pour Damas. Les chevaux étaient légers, les cœurs plus légers encore, on allait comme le vent; avant la fin du second jour, on était arrivé. Yousouf voulut présenter sa fiancée à sa mère. Quelle fut la joie 10 de la sultane, il n'est besoin de le dire. Après les pre-. mières caresses, elle ne put résister au plaisir de montrer à son époux qu'elle avait plus d'esprit que lui, et se fit une joie de lui révéler la naissance de la belle Charmedes-Yeux.

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Par Allah! s'écria le pacha, en caressant sa longue barbe, vous imaginez-vous, madame, qu'on puisse surprendre un homme d'État tel que moi? Aurais-je consenti à cette union, si je n'avais connu ce secret qui vous étonne? Apprenez qu'un pacha sait tout!

Et sur l'heure il rentra dans son cabinet pour écrire au sultan, afin qu'il ordonnât du sort d'Ali. Il ne se souciait point de déplaire à Sa Hautesse pour les beaux yeux d'une famille proscrite. La jeunesse aime le roman dans la vie, mais le pacha était un homme sérieux, qui tenait 25 à vivre et à mourir pacha.

Tous les sultans aiment les histoires, si l'on en croit les Mille et une Nuits. Le protecteur d'Ali n'avait pas dégénéré de ses ancêtres; il envoya tout exprès un navire en Syrie pour qu'on lui amenât à Constantinople 30 l'ancien gouverneur de Bagdad. Ali, revêtu de ses haillons, et sa houlette à la main, fut conduit au sérail, et, devant une nombreuse audience, il eut la gloire d'amuser son maître toute une après-dînée.

Quand Ali eut terminé son récit, le sultan lui fit revêtir une pelisse d'honneur. D'un pacha Sa Hautesse avait fait un berger; Elle voulait maintenant étonner le monde par un nouveau miracle de sa toute-puissance, et d'un berger Elle refaisait un pacha. Mais Ali se jeta 5 aux pieds du sultan pour décliner un honneur qui ne le séduisait plus. Il ne voulait pas, disait-il, courir le risque de déplaire une seconde fois au Maître du monde, et demandait à vieillir dans l'obscurité, en bénissant la main généreuse qui le retirait de l'abîme où il était 10 justement tombé.

Dieu est grand, s'écria le sultan, et nous garde chaque jour une surprise nouvelle. Depuis vingt ans que je règne, voici la première fois qu'un de mes sujets me. demande à n'être rien. Pour la rareté du fait, Ali, je 15 t'accorde ta prière; tout ce que j'exige, c'est que tu acceptes un don de mille bourses. Personne ne doit me

quitter les mains vides.

De retour à Damas, Ali acheta un beau jardin, tout rempli d'oranges, de citrons, d'abricots, de prunes, de 20 raisins. Bêcher, sarcler, greffer, tailler, arroser, c'était là son plaisir; tous les soirs il se couchait le corps fatigué, l'âme tranquille; tous les matins il se levait le corps dispos, le cœur léger.

Charme-des-Yeux eut trois fils. Ce fut le vieil Ali 25 qui se chargea de les élever. A tous il enseigna le jardinage, à chacun d'eux il fit apprendre un métier différent. Pour graver dans leur cœur la vérité qu'il n'avait comprise que dans l'exil, Ali avait fait mouler sur les murs de sa maison et de son jardin les plus beaux pas- 30 sages du Coran, et au-dessous il avait placé ces maximes de sagesse que le Prophète lui-même n'eût pas désavouées: Le travail est le seul trésor qui ne manque jamais. Use

tes mains au travail, tu ne les tendras jamais à l'aumône. Quand tu sauras ce qu'il en coûte pour gagner un para, tu respecteras le bien et la peine d'autrui. Le travail donne santé, sagesse et joie. Travail et ennui n'ont jamais habité 5 sous le même toit..

EDOUARD LABOULAYE.

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LA CIGALE ET LA FOURMI.

La cigale ayant chanté

Tout l'été,

Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue:
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau !
Elle alla crier famine

Chez la fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu'à la saison nouvelle.
Je vous payerai, lui dit-elle,
Avant l'oût, foi d'animal,
Intérêt et principal.

La fourmi n'est pas prêteuse :
C'est là son moindre défaut.

Que faisiez-vous au temps chaud?
Dit-elle à cette emprunteuse.
Nuit et jour à tout venant

Je chantais, ne vous déplaise. -
Vous chantiez! J'en suis fort aise.

Eh bien! dansez maintenant.

LA FONTAINE

LA CHAPELLE BLANCHE.

Dis encore, Suzon, comme c'est beau, la messe de minuit; dis encore !

C'était la veille de Noël. Les parents de Pierrot venaient de rentrer des champs; la femme trayait les vaches, l'homme rangeait ses outils dans la grange, et 5 Pierrot, en attendant le souper, était assis sur son petit escabeau, au coin de la grande cheminée de la cuisine, en face de sa sœur Suzon.

Il tendait ses mains à la flamme pétillante et claire; et ses mains et sa figure ronde étaient toutes roses, et 10 ses cheveux étaient couleur d'or. Suzon, très grave, tricotait un bas de laine bleue. Sur le grand feu de sarments la marmite chantait, et le couvercle laissait échapper un peu de vapeur blanche qui sentait les choux.

Dis encore, Suzon, comme c'est beau.

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Oh! fit Suzon, il y a des cierges tant et tant, qu'on se croirait en paradis. . . . Et puis on chante des cantiques si jolis, si jolis!... Et puis, il y a l'enfant Jésus, habillé de belles hardes, oh! belles!... et 20 couché sur la paille; et la sainte Vierge en robe bleue, et saint Joseph avec son rabot, tout en rouge; et puis les bergers avec beaucoup de moutons. . . . Et puis l'âne et la vache, et puis les rois Mages en habits de soldat, avec de grandes barbes..., et ils apportent à 25 l'enfant Jésus des choses... ah! des choses!... Et puis les bergers lui apportent du boudin. Et alors les bergers, et les rois Mages, et Monsieur le curé, et l'âne

et la vache, et les enfants de chœur et les moutons demandent à l'enfant Jésus sa bénédiction.... Et puis, il 30

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