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de nouveaux astres dans les cieux. Grâces à lui, et à Toricelli son disciple, qui nous fit connaître la pesanteur de l'air, l'Italie, déjà si prédominante dans les lettres et les arts, eut aussi son rang dans l'histoire de la philosophie. En Allemagne, Tycho - Brahé et Képler, l'un, malgré ses erreurs, regardé comme le bienfaiteur des sciences auxquelles il consacra son temps et sa fortune, l'autre, nommé par les savans le législateur de l'astronomie et le digne précurseur de Newton, dédommagèrent leur patrie de ce qui lui manquait dans les arts d'agrément. L'Angleterre, destinée à devenir bientôt la législatrice du monde dans les sciences exactes et dans la saine métaphysique, pouvait dès lors opposer à tous les grands hommes que j'ai nommés le chancelier Bâcon, l'un de ces esprits hardis et indépendans qui doivent tout à l'étude approfondie de leurs propres idées, et à l'habitude de considérer les objets comme si personne ne les avait considérés auparavant. Il remplit toute l'étendue du titre qu'il osa donner, d'après la conscience de son génie, à ce livre immortel', qui apprit à la phi

1 Novum Scientiarum Organum.

losophie à ne plus faire un pas sans s'appuyer sur le bâton de l'expérience; et c'est en suivant ses leçons que la physique est devenue tout ce qu'elle pouvait et devait être, la science des faits, la seule permise à l'homme, si long-temps condamné par son orgueil à déraisonner sur les causes, faute de reconnaître qu'il était condamné par sa nature à les ignorer.

La France (il a fallu finir par elle: elle est venue tard dans tous les genres; mais elle a passé, dans plusieurs, les nation's qui l'avaient précédée), la France était alors bien loin de pouvoir balancer tant de gloire. Descartes n'était pas né. La langue n'avait ni pureté ni correction. Ce qu'elle avait produit de meilleur en vers et en prose, n'avait pu servir qu'à ses progrès, encore lents et bornés, sans donner à notre littérature cet éclat qui ne se répand au dehors que quand une langue est à peu près fixée. L'historien de Thou pouvait être réclamé les Latins, dont il avait emprunté la langue, et imité l'élégance, le goût et le jugement. Le théâtre français, devenu depuis le premier du monde, n'existait pas. Amyot en prose et Marot en poésie se distinguaient surtout par un caractère de naïveté qui est encore senti au

par

jourd'hui parmi nous; mais la noblesse et la régularité d'une diction soutenue, et les convenances du style proportionné au sujet, étaient des mérites ignorés. La scène, le barreau, la chaire, n'avaient qu'un même ton, également indigne de tous trois. Les malheureux efforts de Ronsard pour transporter dans le français les procédés du grec et du latin, prouvèrent qu'inutilement rempli du génie des langues anciennes, il n'était pas en état de saisir celui qui était propre à la sienne. Deux hommes seuls, mais sous des rapports aussi éloignés que les degrés de leur mérite, peuvent attirer l'attention: ce sont Rabelais et Montaigne. Le premier était aussi naturellement gai que le second naturellement raisonnable; mais l'un abusa presque toujours de sa gaieté jusqu'à la plus basse bouffonnerie; l'autre laissa quelquefois aller la paresse de sa raison jusqu'à l'excès du scepticisme. Rabelais, à qui La Fontaine trouvait tant d'esprit, et qui réellement en avait, ne l'exerça que dans le genre le plus facile, celui de la satire allégorique, habillée en grotesque. Il voulut se moquer de tous ses contemporains, des rois, des grands, des prêtres, des magistrats, des religieux et de la religion; et pour jouer impunément

rôle, toujours un peu dangereux, il prit celui de ces fous de cour à qui l'on permettait tout, parce qu'ils faisaient rire, et qui disaient quelquefois la vérité sans danger, parce qu'ils la disaient sans conséquence. A l'égard de son talent, on en a dit trop et trop peu. Ceux que rebutait son langage bizarre et obscur, ont laissé là Rabelais comme un insensé : ceux qui ont travaillé à le déchiffrer ont exalté son mérite en raison de ce qu'il leur avait coûté à entendre. Au fond, il a, parmi beaucoup de fatras et d'ordures, des traits et même des morceaux pleins d'une verve satirique, originale et piquante; et, après tout, on ne saurait croire qu'un auteur que La Fontaine lisait sans cesse, et dont il a souvent profité, n'ait été qu'un fou vulgaire.

Montaigne était sans doute un esprit d'une trempe fort supérieure. Ses connaissances étaient plus étendues et mieux digérées que celles de Rabelais aussi se proposa-t-il un objet bien plus relevé et plus difficile à atteindre. Ce ne fut pas la satire des vices et des abus de son temps, attaqués déjà de tout côté; ce fut l'homme tout entier et tel qu'il est partout qu'il voulut examiner en s'examinant lui-même. Il avait voyagé et beau

coup lu; mais il fondit son érudition dans sa philosophie. Après avoir écouté les Anciens et les Modernes, il se demanda ce qu'il en pensait. L'entretien fut assez long, et il y avait en effet de quoi parler long-temps. Avouons d'abord les défauts: c'est par là qu'il faut commencer avec les gens qu'on aime, afin de les louer ensuite plus à son aise. Sa diction est incorrecte, même pour le temps, quoiqu'il ait donné à la langue des expressions et des tournures qu'elle a gardées comme de vieilles richesses; il abuse de la liberté de converser, et perd de vue le point de la question établie; il cite de mémoire, et fait des applications fausses ou forcées de plus d'un passage; il resserre trop les bornes de nos conceptions sur plusieurs objets que, depuis lui, l'expérience et la réflexion n'ont pas trouvés inaccessibles. Tels sont, je crois, les reproches qu'on peut lui faire : ils sont effacés par les éloges qu'on lui doit. Comme écrivain, il a imprimé à la langue une sorte d'énergie familière qu'elle n'avait pas avant lui, et qui ne s'est point usée, parce qu'elle tient à celle des sentimens et des pensées, et qu'elle ne s'éloigne pas, comme dans Ronsard, du génie de notre idiome. Comme philosophe, il a peint

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