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entrait. Pascal se montra vivement choqué et irrité de cette détermination. A cette époque, lorsqu'une religieuse entrait dans un couvent, on se contentait de lui constituer une modeste dot et le reste de ses biens retournait à sa famille. Jacqueline, pour éviter une rupture qui était imminente, se vit obligée, après de longs pourparlers, de céder sur ce point et de s'en remettre à la générosité de son frère qui, dans cette circonstance, ne fit pas preuve d'une grande libéralité.

Il faut rapporter au même temps les relations de Pascal avec l'un des beaux esprits d'alors, le chevalier de Méré, homme sceptique et mondain, et d'une rare impertinence, comme le prouvent les lettres qui restent de lui, mais qui ne fut pas sans influence sur Pascal et qui contribua à développer chez lui cette finesse d'esprit et cette verve de plaisanterie qui devaient se répandre avec tant de profusion dans les Provinciales.

Toutefois ce genre de vie ne pouvait être définitif pour un homme tel que Pascal. A l'âge de trente ans, il y renonça subitement, et afin de rompre plus complétement avec ses anciennes relations, il se retira pour un temps à la campagne. Sa sœur Jacqueline fut l'instrument principal de ce changement imprévu. Après avoir elle

même, sur les instances de son frère, brisé tous ses liens avec le monde, elle ne pouvait souffrir d'y voir engagé si avant celui auquel elle pensait avoir tant d'obligations: telle fut l'origine de ce. qu'on appelle la première conversion de Pascal. Ce fut pour lui l'origine d'un genre de vie tout nouveau et, il faut bien le dire, fort extraordinaire.

Renoncer à tout plaisir et à toute superfluité, fut désormais la maxime fondamendale de sa conduite. En conséquence, il retrancha le service de ses domestiques, supprima dans son ameublement les tapisseries et tout ce qui sentait le luxe et se mit à faire son ménage de ses propres mains, poussant l'oubli des soins matériels à un tel point que sa sœur Jacqueline elle-même crut devoir lui en faire des reproches. Son corps

1. Voici un curieux passage d'une lettre de Jacqueline à son frère, sur ce sujet :

<< On m'a fort congratulée pour la grande ferveur qui vous élève si fort au-dessus des manières communes, que vous mettez les balets au rang des meubles superflus. Il est nécessaire que vous soyez, au moins durant quelques mois, aussi propre que vous êtes sale, afin qu'on voye que vous réussissez aussi bien dans l'humble diligence et vigilance sur la personne qui vous sert, que dans l'humble négligence de ce qui vous touche; et après cela, il vous sera

sera traité en esclave, la nourriture de chaque jour sera exactement pesée, et, bien ou mal disposé, il devra remplir son office; s'il essaie de se révolter, les pointes et les macérations en auront raison. Quant à son esprit, la prière et la méditation de l'Ecriture sainte feront son occupation exclusive.

Par suite de cette austérité de principes, il s'était appliqué également à retrancher de sa conduite tout ce qu'il y a d'humain dans les affections, même les plus légitimes.

Quoiqu'il aimât beaucoup sa sœur, Mme Périer, et qu'il ne laissât passer aucune occasion de lui rendre service, cependant il ne lui donnait aucun témoignage extérieur de son amitié et semblait au contraire prendre à tâche de la rebuter par la froidcur et la rudesse de ses manières. S'il arrivait à Mme Périer de prendre plaisir aux innocentes caresses de ses enfants, il la reprenait vivement comme d'une action mauvaise, en disant « qu'il fallait les en désaccoutumer, que cela pouvait leur nuire, et qu'on pouvait leur témoi

glorieux et édifiant aux autres, de vous voir dans l'ordure, s'il est vrai, toutefois, que ce soit le plus parfait, dont je doute beaucoup, parce que saint Bernard n'était pas de ce sentiment. >>

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gner de la tendresse de mille autres manières. » Il ne pouvait pas souffrir davantage qu'on lui donnât à lui-même des marques d'attachement, et si l'on veut savoir jusqu'où allait la rigueur de ses maximes à cet égard, il suffira de rappeler l'effrayante sévérité de cette pensée que Domat nous a conservée : « Il est injuste qu'on s'attache à moi, quoiqu'on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j'en ferais naître le désir; car je ne suis la fin de personne, et n'ai pas de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir? Et ainsi l'objet de leur attachement mourra donc? Comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu'on la crût avec plaisir, et qu'en cela on me fît plaisir; de même je suis coupable de me faire aimer, et si j'attire les gens à s'attacher à moi. Je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu'ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m'en revînt; et de même, qu'ils ne doivent · pas s'attacher à moi; car il faut qu'ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu, ou à le chercher.» Etait-ce réellement sécheresse d'esprit et de cœur? Non, sans doute; car à côté de cette sécheresse apparente, on trouvait une âme ardente et passionnée, une sensibilité ex

quise et délicate. Comment, par exemple, expliquer autrement cet amour extraordinaire de la pauvreté et cette tendresse admirable pour les malheureux, dont Mme Périer nous a conservé le souvenir, et qui le portait jusqu'à engager son bien et à se priver de son propre logement pour y recevoir des malades et des infirmes? Mais pour un esprit de cette trempe, tout devait être. excessif; l'homme n'avait plus aucun droit, et une volonté de fer, une volonté géométrique et inflexible réglait tout, jusqu'aux moindres mouvements de la nature.

Un évènement extraordinaire, survenu vers la fin de l'année 1654, ne fit que confirmer davantage Pascal dans ces dispositions. Pendant une promenade qu'il était allé faire en carrosse au pont de Neuilly, avec quelques personnes de sa connaissance, les chevaux de l'attelage s'empor-. tèrent; deux d'entre eux furent précipités dans la rivière; mais heureusement le carrosse resta suspendu sur le bord du pont. Cet accident fit sur Pascal une impression profonde; il y vit un nouvel avertissement du ciel de vivre dans une retraite plus absolue. Son imagination en fut même tellement frappée que depuis lors, rapporte un récit du temps, « ce grand esprit croyait toujours voir un abîme à son côté gauche, et y

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