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se compare plus qu'aux étoiles du ciel et aux sables de la mer, il n'a pourtant nulle proportion avec celui des demandeurs, et on est loin de pouvoir contenter tout le monde. Suivant un calcul modéré de M. Bujault, il y a maintenant en France, pour chaque place, dix aspirans, ce qui, en supposant seulement deux cent mille emplois, fait un effectif de deux millions de solliciteurs actuellement dans les antichambres, le chapeau dans la main, se tenant sur leurs membres, comme dit un poète (1): accordons qu'ils ne fassent nul mal (ainsi la charité nous oblige à le croire), ils pourraient faire quelque bien, et par une honnête industrie, fuir les tentations du malin. C'est ce que voudrait M. Bujault, et qu'il n'obtiendra pas, selon toute apparence : l'esprit du siècle s'y oppose. Chacun maintenant cherche à se placer, ou, s'il est placé, à se pousser. On veut être quelque chose. Dès qu'un jeune homme sait faire la révérence, riche ou non, peu importe, il se met sur les rangs; il demande des gages, en tirant un pied derrière l'autre cela s'appelle se présenter ; tout le monde se présente pour être quelque chose. On est quelque chose en raison du mal qu'on peut faire. Un laboureur n'est rien; un homme qui cultive, qui bâtit, qui travaille utilement, n'est rien. Un gendarme est quelque chose; un préfet est beaucoup ; Bonaparte était tout. Voilà les gradations de l'estime publique, l'échelle de la considération suivant laquelle chacun veut être Bonaparte, sinon préfet, ou

(1) Régnier, Satires.

bien gendarme. Telle est la direction générale des esprits, la même depuis long-temps, et non prête à changer. Sans cela, qui peut dire jusqu'où s'élancerait le génie de l'invention? où atteindrait avec le temps l'industrie humaine, à laquelle Dieu sans doute voulut mettre des bornes, en la détournant vers cet art de se faire petit pour complaire, de s'abaisser, de s'effacer devant un supérieur, de s'ôter à soi-même tout mérite; toute vertu, de s'anéantir, seul moyen d'être quelque chose?

LETTRE III.

Véretz, le 10 septembre 1819.

MONSIEUR,

Quelqu'un se plaint, dans une de vos feuilles, que, sous prétexte de vacances, on lui a refusé l'entrée de la Bibliothèque du Roi. Je vois ce que c'est; on l'a pris pour un de ces curieux, comme il en vient là fréquemment, qui ne veulent que voir des livres, et gênent les gens studieux. Ceux-ci n'ont point à craindre un semblable refus, et la bibliothèque pour eux ne vaque jamais. Aux autres on assigne certains jours, certaines heures, ordre fort sage; votre ami, pour peu qu'il y veuille réfléchir, lui-même en conviendra. S'il m'en croit, qu'il retourne à la bibliothèque, et, parlant à quelqu'un de ceux qui en ont le soin, qu'il se fasse connaître pour être de ces hommes auxquels il faut, avec des livres, silence, repos, liberté; je suis trompé, s'il ne trouve des gens aussi prompts à le satisfaire que capables de l'aider et de le diriger dans toutes sortes de recherches. J'en ai fait l'expérience; d'autres la font chaque jour à leur très-grand profit. Après cela, s'il a voyagé, s'il a vu en Allemagne les livres enchaînés, en Italie purgés, c'est-à-dire biffés, ratu

rés, mutilés par la cagoterie, enfermés le plus souvent, ne se communiquer que sur un ordre d'en haut, il cessera de se plaindre de nos bibliothèques, de celle-là surtout; enfin il avouera, s'il est de bonne foi, que cet établissement n'a point de reil au monde pour les facilités qu'y trouvent ceux qui vraiment veulent étudier.

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Quant au factionnaire suisse qu'il a vu à la porte, ce n'étaient pas sans doute les administrateurs qui l'avaient placé là. Rarement les savans posent des sentinelles, si ce n'est dans les guerres de l'École de droit. Je ne connais point messieurs de la Bibliothèque assez pour pouvoir vous rien dire de leurs sentimens; mais je les crois Français, et je me persuade que, s'il dépendait d'eux, on ferait venir d'Amiens des gens pour être suisses, puisque enfin il en faut dans la garde du roi.

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LETTRE IV.

Véretz, 18 octobre 1819.

MONSIEUR,

Le hasard m'a fait tomber entre les mains une lettre d'un procureur du roi à un commandant de gendarmes. En voici la copie, sauf les noms que je supprime.

Monsieur le commandant, veuillez faire arrêter et conduire en prison un tel de tel endroit.

Voilà toute la lettre. Je crois, si vous l'imprimez, qu'on vous en saura gré. Le public est intéressé dans une pareille correspondance; mais il n'en connait d'ordinaire que les résultats. Ceci est bref, concis; c'est le style impérial, ennemi des longueurs et des explications. Veuillez mettre en prison, cela dit tout. On n'ajoute pas car tel est notre plaisir. Ce serait rendre raison, alléguer un motif; et, en styre de l'empire, on ne rend raison de rien. Pour moi, je suis charmé de ce petit morceau.

Quelqu'un pourra demander (car on devient curieux, et le monde s'avise de questions maintenant qui ne se faisaient pas autrefois), on demandera peut-être combien de gens en France ont le droit ou le pouvoir d'emprisonner qui bon leur semble,

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