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CAUSERIES DU LUNDI.

Lundi 4 octobre 1852.

REGNARD.

Les Français, à travers toutes les formes de gouvernement et de société qu'ils traversent, continuent, dit-on, d'être les mèmes, d'offrir les mêmes traits principaux de caractère. Il y a pourtant une chose qu'ils sont de moins en moins avec le temps: ils ne sont plus gais. Ils le sont bien encore à certains jours et par accidents. Allez aux petits théâtres, vous avez chance d'y rire; mais cet ordinaire de gaieté et de bonne humeur qui tenait à l'ancien fonds gaulois a disparu. Les gens occupés et ambitieux n'ont pas le temps d'ètre gais, et ils ont des fils qui leur ressemblent on a tant d'examens à passer avant l'âge de vingt ans, que cela coupe la veine. La nature, je le sais, fait des exceptions encore: nous avons eu Désaugiers; sans trop chercher, nous trouverions après lui d'aimables gens qui mènent légèrement la vie et portent avec eux la joie. Pourtant, c'est de plus en plus rare, et cette gaieté franche, ronde, inépuisable, cette source qui n'avait rien de mince et qu'on voyait comme sortir à gros bouillons, qui nous la rendra?

Regnard en est peut-être, chez nous, l'exemple le plus parfait et le plus naïf, celui qui dispense le plus de toute autre définition. Il est proprement gai et plaisant sans complication aucune, et cette vive qualité naturelle, poussée jusqu'au génie, est ce qui lui assure la première place dans la comédie après Molière. Sa vie fut pleine de singularités pour son temps; c'est

aux journaux qu'il a laissés qu'on doit d'en connaître les plus curieuses circonstances: il est à regretter que d'autres contemporains ne nous aient rien dit de plus particulier sur son compte, et n'aient pas joint leurs renseignements aux siens. Regnard était de Paris, du vrai Paris. Il naquit sous les piliers des Halles, d'un père bon bourgeois, riche marchand de salines. M. Beffara, cet honorable commissaire de police, qui, dans sa retraite, et par un reste d'habitude investigatrice utilement appliquée à l'histoire littéraire, se mit à la piste des naissances illustres, a fixé avec beaucoup de probabilité la naissance de Regnard au 7 février 1655. Il serait piquant que Regnard fût né sous les piliers des Halles, tout à côté de Molière, de même que Voltaire naquit tout voisin de Boileau, dans la Cour du Palais; mais le même M. Beffara croit avoir prouvé que les parents de Molière demeuraient rue Saint-Honoré, et non sous les piliers des Halles, comme on le disait communément. Dans tous les cas, Regnard vint au monde non loin de Molière, et il était bien du même quartier.

On ne sait rien de son enfance et de ses premières études, sinon qu'avant l'âge de douze ans il faisait des vers. Il fut élevé avec distinction et en gentilhomme; il finissait ses exercices à l'Académie quand il perdit son père, et il se trouva maitre d'une partie de sa fortune. Il fit le voyage d'Italie. On a le récit de ses aventures tant soit peu masquées et romancées dans une petite Nouvelle intitulée la Provençale. Il s'y met en scène sous le nom de Zelmis, et ne s'y montre pas à son désavantage : « Zelmis, comme vous savez, Mesdames, est-il dit dans le récit, est un cavalier qui plaît d'abord c'est assez de le voir une fois pour le remarquer, et sa bonne mine est si avantageuse qu'il ne faut pas chercher avec soin des endroits dans sa personne pour le trouver aimable; il faut seulement se défendre de le trop aimer. » Ce Zelmis a rencontré à Bologne, dans une fête, une belle Provençale, une Arlésienne, mariée à un sieur de Prade, et qui, dans le roman, s'appelle Elvire. Elle voit Zelmis, et, dès le premier instant, elle est touchée pour lui, comme lui pour elle: « Elle disait les choses avec un accent si tendre et un air si aisé, qu'il semblait toujours qu'elle demandât le cœur, quelque indifférente chose qu'elle pût dire; cela acheva de

perdre le cavalier. » Cette jolie phrase: Il semblait toujours qu'elle demandát le cœur, est prise textuellement d'un petit libelle romanesque du temps sur les Amours de Madame et du comte de Guiche. Regnard, quand il écrivait cette Nouvelle sentimentale, n'était pas encore tout à fait lui-même.

A Rome, Zelmis retrouve Elvire, mais toujours en compagnie de son jaloux et fâcheux mari. Il la quitte, et au moment où il se croit pour longtemps séparé d'elle, la retrouve encore, par le plus heureux hasard, sur le vaisseau qui le porte de Gênes à Marseille. Ici, à moins d'être averti qu'il s'agit d'une histoire vraie, on croirait être en pure fiction, comme du temps de Théagène et Chariclée; c'est la vie qui imite le roman à s'y méprendre. Un pirate survient en pleine mer et attaque le vaisseau. Zelmis se couvre de gloire dans la défense; mais le corsaire naturellement l'emporte, et voilà les deux amants et le mari emmenés prisonniers par le Turc. C'est à Alger qu'on les transporte la belle Elvire, donnée comme esclave au roi du pays, est respectée par lui et traitée mieux qu'à la française. Zelmis lui-même n'est pas trop maltraité par un certain Achmet, à qui il est vendu. Celui qui devait si heureusement ressembler à Plaute commençait par être esclave comme lui. On regrette en cet endroit que Regnard n'ait pas fait comme pour ses autres voyages, qu'il n'ait pas donné un récit tout nu et sans ombre d'art: ce serait aujourd'hui plus intéressant pour nous. Il paraît bien que, dans les premiers temps, son patron algérien l'employa tout simplement à ramer, mais qu'ensuite, ayant su que Regnard qui, dès cette époque sentimentale, avait déjà des dispositions pour la gastronomie, faisait très-bien les ragoûts, il l'employa dans sa cuisine. Au lieu de cela, dans le roman, Regnard est présenté comme peintre (ce qui est infiniment plus noble), et comme jouissant, à la faveur de cet art, de quelque liberté. Bref, sans entrer dans les détails du récit qui, d'ailleurs, manque pas de grâce et de délicatesse, Regnard et la belle Elvire sont délivrés; le mari qu'on croit mort est plus qu'oublié. On arrive à Arles dans la famille de la dame, et les deux amants sont prêts à y célébrer leurs noces, quand tout à coup celui qui passait pour mort depuis plus de huit mois, délivré très-mal à propos de captivité par des religieux, tombe des nues comme un revenant et un trouble-fête. Regnard, déses

ne

péré, navré, s'en revient à Paris, et, pour se distraire, il entreprend ses voyages du Nord.

Cette période tout amoureuse et presque platonique de Regnard dure peu ; il n'est pas homme à se fixer dans ce genre de d'Urfé, et il passera vite à Rabelais. Pourtant il lui en restera le sentiment vif de l'amour, de ses charmes et de ses tendresses, et, jusqu'en ses plus grandes gaietés, il aura de ces vers tout riants de fraîcheur :

La jeunesse toujours eut des droits sur les belles;
L'Amour est un enfant qui badine avec elles...

Regnard n'a que vingt-six ans. Il part de Paris le 26 avril 1681, avec deux jeunes amis, MM. de Corberon et de Fercourt. Il ne songe d'abord qu'à faire un voyage de Hollande ; mais, après quelques mois passés à Amsterdam, apprenant que la Cour de Danemark était à quelques journées de là, lui et ses compagnons se décident à pousser vers le Nord. Sans dessein bien arrêté, ils vont ainsi jusqu'à Stockholm, partout bien reçus et avec une distinction particulière. Avoir été esclave à Alger, c'était alors une aventure qui provoquait bien des questions. Le roi de Suède à qui Regnard eut l'honneur d'être présenté, et qui le fit causer là-dessus, trouva que ce serait curieux à lui de compléter cette aventure barbaresque par un voyage en Laponie; il le lui conseilla, et lui promit à cet égard toutes les facilités. Et voilà Regnard et ses compagnons s'embarquant à Stockholm pour aller toucher au fond du golfe de Bothnie, et pour percer de là aussi avant que possible vers le pôle nord dans le pays des Lapons.

Cette partie du voyage de Regnard est fort intéressante, et elle mériterait d'être réimprimée avec plus de correction. Le tour d'ironie et de plaisanterie qui s'y mêle n'empêche pas l'observateur de bien voir et de faire mille retours sur la singularité de la nature humaine selon les climats et les lieux. En décrivant les mœurs « de ce petit animal qu'on appelle Lapon, et de qui l'on peut dire qu'il n'y en a point, après le singe, qui approche le plus de l'homme, » et en se souvenant de ce qu'il a vu autrefois de tout opposé chez l'Algérien et chez le Turc, Regnard en tire la mème conclusion que Montaigne, celle que Pascal aurait tirée également s'il n'avait pas été chrétien : « Trois degrés d'élévation du pôle renver

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