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1844 et 1845 furent une épreuve pour tout le monde ; M. Michaud s'y laissa trop renflammer. Le journaliste en lui, le pamphlétaire reprit le mousquet. Il écrivit en juillet 1815 l'Histoire des Quinze Semaines que je voudrais effacer. En même temps il se remit avec M. Fiévée et d'autres amis à la rédaction de la Quotidienne, et dès lors sa vie se partage entre cette guerre de journaux et la composition de sa grave Histoire. Cette Histoire pour lui, c'était son devoir, son titre à l'estime, cet ouvrage solide que tout écrivain qui se respecte doit faire une fois dans sa vie; le journal, c'était son plaisir, son second vin de Champagne, sa malice et sa gaieté.

L'Histoire des Croisades par M. Michaud, sous sa dernière forme, n'a pas moins de six volumes, auxquels il faut joindre les quatre volumes de la Bibliothèque des Croisades, contenant toutes les pièces justificatives et les extraits des chroniqueurs et historiens, y compris les historiens arabes, dont les extraits et les traductions sont dus à la collaboration de M. Reinaud. Si l'on joint à ces dix volumes les sept qui forment la Correspondance d'Orient, et qui ne sont bien souvent qu'un commentaire et une discussion de quelques points importants de cette Histoire, on verra que M. Michaud n'a rien négligé pour compléter ce qu'il appelle l'enquête entreprise par lui au sujet des Croisades. La matière s'est étendue évidemment à mesure qu'il avançait, et c'est au moment où il terminait la rédaction de son récit, qu'il embrassait toute la masse de faits et de réflexions qui y devait rentrer. Cette Histoire de M. Michaud est bonne et saine, bien qu'elle n'ait rien de très-supérieur dans l'exécution. L'auteur a procédé dans son sujet graduellement, avec bon sens et bonne foi; il n'a point de vue absolue; il cherche ce qu'il croit la vérité, « abandonnant, ditil, les dissertations aux érudits, et les conjectures aux philosophes. » C'est exact, suivi, grave; mais il n'y a rien qui morde ni qui prenne vivement l'attention. Bien qu'il se prononce dans un sens plutôt favorable aux Croisés et à l'inspiration religieuse qui les a poussés, l'auteur ne dissimule rien des désordres ni des brigandages; il reste tout philosophique dans son mode d'examen et d'explication. Comparant les jugements contradictoires qui ont été exprimés sur les Croisades, il suit une voie moyenne et d'entre-deux, et s'attache à adopter ce que «< tous ces jugements divers ont de modéré et de raisonnable. » On

voit déjà les qualités et les défauts que ce parti amène avec soi. M. Michaud est élégant, jamais éloquent; il n'a rien du fauxbrillant de l'école académique; il n'a rien du hasardé ni du tranchant de l'école moderne. S'il reste philosophique, c'est à la manière de Robertson plutôt qu'à celle de Montesquieu. Bien des documents ne lui étant survenus que pendant qu'il composait, l'auteur n'a été maître de son sujet que successivement. Bien des parties, qui ont été rejetées dans la Bibliothèque finale, auraient pu se fondre heureusement dans le récit, en l'animant. Le judicieux et louable historien n'a pas été en cela un artiste:mais même eût-il tout possédé sous sa main dès l'abord, il n'avait pas en lui la force de le devenir. De tous ces styles d'autrefois traduits et transcrits dans le sien, il ne fait nulle part une seule trame; son style n'a pas la trempe. Il n'a jamais de ces mots qui font feu et qui illuminent. L'art de faire passer l'esprit des anciens chroniqueurs dans un récit moderne, ferme et neuf, n'était pas trouvé à cette date de 4814, à laquelle M. Michaud commençait de publier son travail; l'honneur en appartient à M. Augustin Thierry, qu'on a pu appeler un traducteur de génie des anciens chroniqueurs, et qui a porté dans cette mise en œuvre le sentiment simple de l'épopée. Mais à M. Michaud revient cet autre honneur solide d'avoir eu, le premier chez nous, l'instinct du document original en histoire, d'en avoir de plus en plus apprécié l'importance en écrivant, d'avoir eu l'idée de l'enquête historique au complet, faite sur des pièces non-seulement nationales, mais contradictoires et de source étrangère. M. Michaud a le rare mérite de la bonne foi qui épuise sa recherche, de l'ordonnance raisonnable, et de l'étendue (1).

A la Quotidienne, M. Michaud était tout autre, et c'est ici que je le puis peindre d'après ses amis. Il y a eu pourtant plus d'une époque à la Quotidienne. Il l'avait recommencée avec M. Fiévée en 4814; il la continua avec M. Laurentie presque toujours. Merle, Malte-Brun, Mély-Janin, J.-B. Soulié, Nodier,

(1) Un homme qui est des plus compétents pour avoir un avis sur M. Michaud historien, et qui l'a vu de près comme collaborateur, M. Reinaud me fait remarquer, entre autres choses, qu'il y a dans les premiers volumes de l'Histoire des Croisades un mouvement et même une chaleur de récit dont je n'ai pas assez tenu compte. M. Michaud avait beaucoup étudié les belles parties de Gibbon.

le marquis de La Maisonfort, appartenaient à la première Quotidienne que je sais peu. La jeune Quotidienne ne commence guère qu'à partir de 1822 avec MM. Malitourne, Bazin, Véron, Audibert, Capefigue; plus tard, MM. Poujoulat, Paulin Paris, Janin, Rabou, s'y joignirent; je ne nomme que ceux de notre connaissance. Après avoir donné dans les vivacités de 4815 et avoir servi le mouvement du parti ultra-royaliste soit au dehors, soit au dedans du pouvoir, jusque vers le moment où M. de Chateaubriand rompit avec M. de Villèle, la Quotidienne, à cette date de 1824-1827, rentra dans la contre-opposition, c'est-à-dire dans l'opposition qui se faisait à droite. C'était son rôle de prédilection et son élément. Car notez bien que M. M. Michaud, si royaliste qu'il fût sous la Restauration, n'était ministériel que le moins possible; il était toujours prêt à être de la contre-opposition. Le journaliste du temps du Directoire avait gardé des guerres de plume de la Révolution et de sa persécution de Fructidor un certain goût pour la liberté de la presse; il l'aimait comme un Vendéen qui aurait continué d'aimer la guerre des haies et des buissons. Il la défendit vivement, en ce qui le concernait, contre les atteintes ou contre les offres du ministère Villèle. « Qu'il soit permis aux journaux, disait-il, de faire l'office d'un réverbère. C'est un office modeste; les ministres ne sauraient en être jaloux... On ne dit pas d'un réverbère qui brille dans la nuit, qu'il exerce son influence sur la marche des passants. » La situation d'un homme d'esprit aussi libre que M. Michaud, aussi dégagé de fanatisme pour les choses et de prévention contre les personnes, était extrêmement piquante dans un camp violent et enflammé tel qu'était alors l'opinion royaliste extrême. Je me figure que, s'il y resta si longtemps, ce fut surtout par curiosité et pour son amusement. Il assistait avec sourire à ces excès de passion de ses amis; même quand il les servait dans l'attaque, il choisissajt entre les traits. Il s'était fait un cercle à son image, en partie composé d'hommes jeunes que le libéralisme repoussait par ses lieux-communs et qui n'étaient royalistes que par préférence politique. Dans la province et à distance, on ne discernait pas bien entre ces divers groupes et ces diverses nuances de l'armée royaliste; plus d'un abonné de la Quotidienne croyait dévotement que les rédacteurs très-mondains dont il lisait les articles étaient tous des abbés. Cette idée amusait beau

coup M. Michaud. Plus tard, quand il se décida à ouvrir le feu contre M. de Villèle, en qui il n'appréciait pas assez le côté d'homme d'affaires, et qui le choquait par son manque d'attention et de soins pour l'esprit, il disait en souriant à quelques-uns de ses nouveaux alliés : « Nous autres, nous tirons par les fenêtres de la sacristie. »> Je ne donne pas cette guerre de Fronde pour de la haute et très-prudente politique; mais je la montre telle qu'elle était.

M. Michaud écrivait peu. Ses articles étaient courts pour la plupart; ce sont de simples entre-filets. Ces entre-filets, précédés d'ordinaire de trois petites étoiles ***, ressemblaient assez à un petit couplet de sa conversation, et étaient proportionnés à son haleine. Par exemple, à propos de la Loi de presse, proposée en janvier 4827, il écrivait (3 janvier):

« Combien faut-il de poudre pour charger une pièce de 24?- Deux livres. Eh bien! mettez-en quatre pour qu'elle fasse plus de bruit et plus d'effet. On en met quatre, et bientôt la pièce éclate au milieu de ceux qui l'ont chargée, sans faire le moindre mal à l'ennemi. L'histoire de ce canon chargé si imprudemment deviendra l'histoire du dernier Projet de loi sur la presse. »

Dans le numéro du 10 janvier suivant, on trouverait un autre petit apologue sur le même ton. M. Michaud avait dans la politique de ces formes de La Fontaine. Un jour, on parlait devant lui de Machiavel : « Sans aller si loin, dit-il, il y a quelqu'un que vous devriez plutôt étudier, c'est La Fontaine; on l'appelle un fabuliste, on devrait l'appeler plutôt un publiciste.

S'il écrivait peu pour son compte, M. Michaud excitait à écrire; il avait des idées, et il en donnait. Sous l'Empire, étant l'un des propriétaires de la Gazette de France, il eut l'idée, par exemple, de l'Ermite de la Chaussée-d'Antin, dont les chapitres parurent.d'abord en feuilletons dans la Gazette (1814-1842); il avait même pris la plume pour la mise en train, et il y a, m'assure-t-on, des chapitres qui sont de lui et de Merle. Mais, en général, il conseillait plus qu'il n'exécutait. Il lui était pénible d'écrire; le souffle et les muscles lui manquaient, et son peu de force physique, il le mettait en entier dans son histoire.

Quant à la conversation, elle ne le fatiguait pas. Causer avec lui était intarissable. Les plus éloquents avaient à profiter de

ses aperçus, et l'on sortait d'auprès de lui plus aiguisé chaque fois et plus fin. Notre illustre confrère M. Berryer lui rendait cette justice. M. Michaud aimait fort à causer avec ceux du parti royaliste qui avaient du mouvement et de l'indépendance. M. de Vitrolles, qu'il croyait un homme d'État et qui n'a pas eu son jour, était un de ceux avec qui il aimait le mieux s'animer et remuer les dés de la politique. Cette conversation, pleine de chaleur et de projets, l'inspirait à son tour.

On n'avait pas impunément de l'esprit devant lui. Quand un de ses collaborateurs lui lisait un article et que cela devenait ennuyeux, il fallait le voir agiter sa tabatière, y puiser du tabac à force, salir son jabot, tousser, avoir toutes ses infirmités à l'instant et tous ses nerfs (il avait une petite toux entre autres, qu'il plaçait très à propos); mais l'esprit revenait-il dans l'article, M. Michaud revenait aussi, et on le voyait renaître comme à un rayon.

Il eut, en janvier 1827, sa destitution et son heure de popularité. L'Académie française, cédant à l'entraînement universel de l'opinion, avait fait, par l'organe généreux de M. Lacretelle, un projet d'appel au roi au sujet de la Loi sur la presse : M. Michaud, avec toute la Compagnie, adhéra, et le lendemain il fut destitué de sa place de Lecteur du roi. Il écrivit dans la Quotidienne du 19 janvier quelques lignes nobles et senties, bien d'accord avec son rôle de fidélité gémissante. C'était là le côté extérieur de M. Michaud, et qu'il soutint fort dignement. Comme il faut qu'un coin de faiblesse se mêle à nos qualités mêmes, on a remarqué que ce rôle de proscrit et de persécuté était devenu chez lui un goût et, vers la fin, un peu une manie, une idée fixe. Il avait volontiers l'œil aux aguets, et n'était pas fâché de croire que la police surveillait ses démarches : cela le reportait à sa date idéale de Fructidor, à l'un des plus doux printemps de sa jeunesse.

M. Michaud n'avait jamais considéré sa place de Lecteur du roi comme un lien; il comprenait très-bien les conditions de la presse, en ce sens que, pour avoir action sur le public, il ne faut rien accepter du pouvoir. Les gens subordonnés et dépendants, tous ceux qui avaient une attache ministérielle quelconque, il ne les admettait pas dans les luttes publiques, et l'un de ses mots était : « La livrée ne se bat pas. >>

A l'avénement du ministère de M. de Martignac, il s'abstint

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