Page images
PDF
EPUB

sa part lorsqu'il porte sur le fond même de la vie] demment, il est alors question de la substance intellectuelle et morale, sur l'autorité et la véra- qui existe d'une existence absolue et éternelle, cité de la raison, principe unique de toute certi- et il est bien certain qu'il n'y a et qu'il ne peut tude, de toute vérité, de toute lumière, au de- y avoir qu'une seule substance de cette nature. hors comme au dedans de la conscience? C'est 20 Jamais je n'ai dit, ni pu dire, que le mot et dans ce sens qu'il faut entendre cette forte le NON-MOI ne sont que des modifications d'une maxime de M. Royer-Collard: « On ne fait point substance unique, et j'ai dit cent fois le conau scepticisme sa part; dès qu'il a pénétré dans traire. Si j'ai souvent désigné le moi et le NONl'entendement, il l'envahit tout entier. > MOI par le mot de phénomènes, c'est par opposition à celui de substance, entendu au sens platonicien, et réservé à Dieu; et je ne conçois pas pourquoi de cette opposition, qui n'est pas contestée, on a voulu conclure qu'à mes yeux ces phénomènes n'existaient pas réellement à leur manière, et avec l'indépendance limitée qui leur appartient. Comment aurais-je pu faire du MOI et du NON-MOI de simples modifications d'un autre être, quand j'établis partout que ce sont des causes, des forces, au sens de Leibnitz, et quand toute ma philosophie morale et politique repose sur la notion du mor considéré comme une force essentie lement douée de liberté? Enfin, après avoir si souvent démontré, avec Leib

Ainsi, pour me résumer, je renouvelle ce défi à mes différents adversaires, à ceux-ci, qui dogmatisent en métaphysique sans avoir traversé la psychologie, d'éviter l'hypothèse, alors même qu'ils rencontreraient la vérité; à ceux-là, qui partent de la psychologie mais qui s'y arrêtent, d'éviter le scepticisme, et le scepticisme le plus absolu. L'hypothèse et le scepticisme, voilà les deux conséquences que le raisonnement impose tour à tour à mes différents adversaires et dont je leur laisse le choix. Pour moi, je n'accepte ni l'une ni l'autre. J'aspire ouvertement à un dogmatisme philosophique, aussi étendu que la foi naturelle du genre humain, et je pense qu'il y faut marcher et qu'on peut y arriver par la mêmenitz et M. de Biran, que la notion de cause est route que le genre humain a suivie, la grande route de l'expérience intérieure et extérieure, sont l'autorité et la lumière de la raison, telle qu'elle se manifeste dans la conscience.

Je ne veux pas poser la plume sans répondre encore brièvement à des attaques d'une tout autre nature, dont la persistance, malgré toutes mes explications, me prouve qu'il peut y avoir quelque chose à changer au moins dans l'expression de ma pensée. Je veux parler de cette vague accusation de panthéisme que j'ai souvent confondue (1), et avec laquelle j'en veux finir.

Cette accusation se fonde sur les deux propositions suivantes, que l'on m'attribue :

1° Il y a une seule et unique substance, dont le moi et le non-moi ne sont que des modifications;

le fondement de celle de substance, pouvais-je croire qu'il me fût nécessaire de déclarer que le mor et le NON-MOI, étant des causes et des forces, sont des substances, et, si on veut, des substances finies, dès qu'on cesse de prendre le mot d'être et de substance dans la haute conception que j'ai tout à l'heure rappelée? Au reste, si cette expression de substances finies peut aller au-devant d'honnêtes scrupules, je consens bien volontiers à l'ajouter à celle de phénomènes et de forces, appliquée à la nature et à l'homme. Il vaut cent fois mieux éclaircir ou réformer un mot, même sans nécessité, que de courir le risque de scandaliser un seul de nos semblables.

3o Reste la nécessité de la création. A la réflexion, je trouve moi-même cette expression 2o La création du monde est nécessaire. assez peu révérencieuse envers Dieu, dont elle a Or, je déclare rejeter absolument et sans ré-l'air de compromettre la liberté, et je ne fais pas serve ces deux propositions, au sens faux et dangereux qu'il a plu de leur donner.

1o Dans les rares endroits où j'ai parlé de la substance unique, il faut entendre ce mot de substance, non dans son acception ordinaire, mais comme l'ont entendu Platon, les plus illustres docteurs de l'Église, et la sainte Écriture dans la grande parole: Je suis celui qui suis. Évi(1) Voyez Nouveaux fragments, Xenophane et Zénon d'Elée; Leçons de philosophie de 1829, t. I, p. 218; seconde préface des Fragments philosophiques, p. 17.

la moindre difficulté de la retirer; mais en la retirant je la dois expliquer. Elle ne couvre aucun mystère de fatalisme: elle exprime une idée qui se trouve partout, dans les plus saints docteurs comme dans les plus grands philosophes. Dieu, comme l'homme, n'agit et ne peut agir que conformément à sa nature, et sa liberté même est relative à son essence. Or, en Dieu surtout la force est adéquate à la substance, et la force divine est toujours en acte; Dieu est donc essentiellement actif et créateur. Il suit de là qu'à

moins de dépouiller Dieu de sa nature et de ses qui l'environnent que paraît plus énergiquement perfections essentielles, il faut bien admettre la liberté, mais elle n'y est point épuisée. Il est qu'une puissance essentiellement créatrice n'a de rares et sublimes moments où la liberté est pas pu ne pas créer, comme une puissance es- d'autant plus grande qu'elle parait moins aux sentiellement intelligente n'a pu créer qu'avec yeux d'une observation superficielle. J'ai cité intelligence, comme une puissance essentielle- souvent l'exemple de d'Assas. D'Assas n'a pas dément sage et bonne n'a pu créer qu'avec sagesse libéré; et pour cela d'Assas était-il moins libre, el bonté. Le mot de nécessité n'exprime pas et n'a-t-il pas agi avec une entière liberté? Le autre chose. Il est inconcevable que de ce mot saint qui, après le long et douloureux exercice on ait voulu tirer et m'imputer le fatalisme uni- de la vertu, en est arrivé à pratiquer comme par versel. Quoi! parce que je rapporte l'action de nature les actes de renoncement à soi-même qui Dieu à sa substance même, je considère cette ac- répugnent le plus à la faiblesse humaine; le saint, tion comme aveugle et fatale! Quoi, il y a de pour être sorti des contradictions et des anl'impiété à mettre un attribut de Dieu, la liberté, goisses de cette forme de la liberté qu'on appelle en harmonie avec tous ses autres attributs et la volonté, est-il donc tombé au-dessous au lieu avec la nature divine elle-même! Quoi, la piété de s'être élevé au-dessus, et n'est-il plus qu'un. et l'orthodoxie consistent à soumettre tous les instrument passif et aveugle de la grâce, comme attributs de Dieu à un seul, de sorte que partout l'ont voulu mal à propos, par une interprétation où les grands maîtres ont écrit : « Les lois éter-excessive de la doctrine augustinienne, et Lunelles de la justice divine, il faudra mettre: Les ther et Calvin? Non, il reste libre encore; et loin décrets arbitraires de Dieu; › partout où ils ont de s'être évanouie, sa liberté en s'épurant s'est écrit : « Il convenait à la nature de Dieu, à sa sa- élevée et agrandie; de la forme humaine de la gesse, à sa bonté, etc., d'agir de telle ou telle volonté, elle a passé à la forme presque divine manière, › il faudra mettre ‹ que cela ne conve- de la spontanéité. La spontanéité est essentiellenait ni ne disconvenait à sa nature, mais qu'il ment libre, bien qu'elle ne soit accompagnée lui a plu arbitrairement de faire ainsi ! C'est la d'aucune délibération, et que souvent dans le radoctrine des Hobbes sur la législation humaine pide élan de son action inspirée elle s'échappe à transportée à la législation divine. Il y a plus de elle-même, et laisse à peine une trace dans les deux mille ans, Platon foudroyait déjà cette doc-profondeurs de la conscience. Transportons cette trine et la poussait dans l'Euthyphron aux absur- exacte psychologie dans la théodicée, et nous dités les plus impies. Saint Thomas la combattit reconnaîtrons sans hypothèse que la spontanéité dès qu'elle reparut dans l'Europe chrétienne, et est aussi la forme éminente de la liberté de Dieu. on pouvait croire qu'elle avait péri sous les con- Oui, certes, Dieu est libre; car, entre autres séquences qu'en avait tirées l'intrépide logique preuves, il serait absurde qu'il y eût moins dans d'Okkam. Mais allons à la racine du mal, à sa- la cause première que dans un de ses effets, l'huvoir, une théorie incomplète et vicieuse de la manité; Dieu est libre, mais non de cette liberté liberté. C'est ici qu'éclate la puissance de la psy-relative à notre double nature, et faite pour lutchologie. Toute erreur psychologique entraîne ter contre la passion et l'erreur et engendrer avec elle les plus graves erreurs; et pour s'ètre péniblement la vertu et notre science impartrompé sur la liberté de l'homme, on se trompe faite; il est libre d'une liberté relative à sa diensuite presque nécessairement sur la liberté de vine nature, c'est-à-dire illimitée, infinie, ne Dieu. Je crois avoir prouvé ailleurs (1), sans connaissant aucun obstacle. La spontanéité la vaine subtilité, qu'il y a une distinction réelle plus pure dans l'homme, ce que le christianisme entre le libre arbitre et la liberté. Le libre ar- appelle la liberté des enfants de Dieu, n'est enbitre, c'est la volonté avec l'appareil de la déli-core qu'une ombre de la liberté de leur père. bération entre des partis divers et sous cette Entre le juste et l'injuste, entre le bien et le mal, condition suprême que, lorsqu'à la suite de la entre la raison et son contraire, Dieu ne peut délibération on se résout à vouloir ceci ou cela, délibérer ni par conséquent vouloir à notre maon a l'immédiate conscience d'avoir pu et de nière. Conçoit-on, en effet, qu'il ait pu prendre ce pouvoir encore vouloir le contraire. C'est dans que nous appellerons le mauvais parti? Cette la volonté et dans le cortége des phénomènes supposition seule est impie. Il faut donc ad

(1) Partout dans mes écrits. Voyez surtout les Fragformes de la liberté. Voyez aussi les Leçons de philosoments, préface de la Ire édit., et une thèse sur les diverses phie de 1829, t. I, p. 335.

principes ne sont plus contradictoires; ils ne sont plus que différents; ils ne sont donc plus inconciliables. C'est alors, mais seulement alors, qu'a lieu le dernier travail de l'éclectisme.

mettre que, quand il a pris le parti contraire, il viennent pas des sens. Or ces deux nouveaux a agi librement sans doute, mais non pas arbitrairement et avec la conscience d'avoir pu choisir l'autre parti. Sa nature toute-puissante, toute juste, toute sage, s'est développée avec cette spontanéité qui contient la liberté tout entière, Je l'ai déjà dit, je le répète : en politique, et exclut à la fois les efforts et les misères de la quand après de longues révolutions, les partis volonté et l'opération mécanique de la néces- comparaissent devant le pouvoir législateur, chasité. Tel est le principe et le vrai caractère de cun d'eux se présente avec des prétentions exl'action divine. Otez le principe, prenez l'action trêmes et contradictoires qui ne peuvent fonder en elle-même, pour ainsi dire dans son mode ex-un système de lois applicable à tous. Le législatérieur ; vous avez ce qu'on appelle l'action de la teur retranche ce que toutes ces prétentions ont nature dans sa régularité puissante, c'est-à-dire d'exclusif et d'injuste; il les réduit à ce qu'elles la fatalité. La nature est l'image de Dieu; le ont de légitime; et, par cette transformation saFatum est la Providence elle-même rendue visi- lutaire, des éléments de discorde et de guerre ble, devant laquelle il faut s'incliner encore, deviennent les divers principes, énergiques et mais en la rapportant en esprit et en vérité à son vivants, d'une grande et puissante constituprincipe, à cette source ineffable où les perfec- tion. tions divines se confondent dans cette unité merveilleuse que la science humaine n'aborde philosophie, en dépit des clameurs des systèmes guère que pour la décomposer à son usage, et la soumettre ainsi à la diversité des points de vue et aux contradictions des théologiens et des philosophes. O altitudo!

J'ai trop insisté peut-être sur ce point que j'ai pourtant à peine effleuré, et il ne me reste plus qu'à dire un mot de l'éclectisme.

Ainsi peut et doit faire le législateur de la

opposés : car ces clameurs sont inévitables; c'est le cri que leur arrache l'opération douloureuse que leur fait subir l'éclectisme pour les mettre dans l'état où il peut les employer et les faire concourir, dans une juste mesure, à cette belle et savante harmonie des contraires qui est la véritable unité.

Allons droit à l'argument caché sous les décla- D'ailleurs il faudrait que je fusse bien difficile mations de toute espèce dont l'éclectisme a été pour n'être pas satisfait des succès de l'éclecl'objet. Les principes des divers systèmes sont tisme. Grâce à Dieu, il a fait un assez beau chesouvent contradictoires; or les contradictoires min dans le monde; et au lieu d'avoir besoin s'excluent; on ne peut donc se proposer de les d'entreprendre sa défense, c'est à lui bien plutôt réunir dans un seul et même système. Voici la réponse : cet argument repose sur la confusion de deux choses très distinctes; à savoir, l'état dans lequel l'éclectisme rencontre les principes des divers systèmes, et celui auquel il les réduit avant de les employer. Il les trouve souvent, en effet, dans une hostilité et une contradiction telle qu'en cet état il ne peut s'en servir. Supposons, par exemple, qu'un système professe ce principe: Toutes les idées viennent des sens; et un autre système cet autre principe: Nulle idée ne vient des sens. Il n'y a certes aucun moyen de combiner ces deux principes. Que fait donc l'éclectisme? Il commence par les détruire l'un et l'autre il prouve d'abord qu'ils sont faux tous deux dans leur prétention exclusive; puis recherchant ce qu'ils peuvent contenir de vrai, il en tire les deux principes suivants: Beaucoup d'idées viennent des sens; beaucoup d'idées ne

à se charger de la mienne. L'éclectisme n'est peut-être pas le premier principe de la philosophie, mais c'est son drapeau le plus visible. Quand je le montrai jadis, au début de ma carrière, dans l'humble enceinte de l'École Normale et de la Faculté des Lettres, quelle que fût ma conviction personnelle, je ne m'attendais pas qu'il ferait une fortune aussi rapide, et qu'il rallierait si vite tant d'esprits éclairés et indépendants, dans les pays les plus avancés de l'ancien et du nouveau monde. L'éclectisme, c'est en toutes choses la modération et l'étendue; ce n'est donc pas un vain amour-propre, c'est quelque chose en moi de tout autrement élevé qui trouve une satisfaction bien douce à constater ses progrès et à suivre ses destinées.

Paris, le 20 juillet 1838.

V. COUSIN.

[blocks in formation]

PRÉFACE

DE LA DEUXIÈME ÉDITION.

Je laisse réimprimer ces Fragments tels qu'ils ont paru en 1826, avec des corrections qui ne valent pas la peine d'être indiquées. Il m'a semblé convenable de conserver à cet ouvrage, si on peut appeler ainsi un recueil de morceaux détachés, son premier caractère, les défauts et les qualités avec lesquels il s'est présenté d'abord au public.

2o L'application de la méthode à cette partie de la philosophie que la méthode même place à la tête de toutes les autres, savoir, la psychologie;

3o Le passage de la psychologie à l'ontologie et à la haute métaphysique;

4o Les vues générales sur l'histoire même de la philosophie.

La préface de ces Fragments méritait seule d'être un I.-Ici comme ailleurs, comme partout, comme toupeu remarquée. Elle le fut bien au delà de mon attente. jours, je me prononce pour cette méthode, qui place le Accueillie en Allemagne avec indulgence, elle y trouva point de départ de toute saine philosophie dans l'étude un interprète habile (1). Une traduction d'une exacti- de la nature humaine et par conséquent dans l'obsertude qui trahit un esprit familier avec ces matières, la vation, et qui s'adresse ensuite à l'induction et au répandit dans le nord de l'Italie (2). Elle excita même raisonnement, pour tirer de l'observation toutes les quelque intérêt en Angleterre, et j'ai été bien étonné conséquences qu'elle renferme. On se trompe quand qu'elle ait attiré les regards de la critique transatlan- on dit que la vraie philosophie est une science de faits, tique (3). En France elle a été le sujet d'une polémique si on n'ajoute que c'est aussi une science de raisonnequi n'a pas été inutile à la cause de la philosophie. Je ne viens point, après six ans, exhumer et reprendre en sous-œuvre cette polémique dont tous les détails sont oubliés et méritent de l'être; je veux seulement en dire ici quelques mots, qui peut-être ne seront pas encore déplacés dans l'état présent des choses.

La préface de ces Fragments était destinée à donner une idée du système général auquel ils se rapportent; elle ne pouvait qu'indiquer ce système, mais elle en marque au moins tous les éléments dans leur liaison et leur harmonie. Voici dans cette esquisse rapide les quatre points auxquels on peut ramener tous les

autres :

1o La méthode ;

(1) Religion und Philosophie in Frankreich, von F.-W. Carové, Dr. der Philosophie. Göttingen, 1827. Voyez dans le Globe, 9 mars 1830, le compte rendu de cette traduction et des notes.

ment. Elle repose sur l'observation; mais elle n'a d'autres limites que celles de la raison elle-même, de même que la physique part de l'observation, mais ne s'y arrête point, et avec le calcul s'élève aux lois générales de la nature et au système du monde. Or le raisonnement est en philosophie ce que le calcul est en physique; car, après tout, le calcul n'est que le raisonnement sous sa forme la plus simple. Le calcul n'est pas une puissance mystérieuse, c'est la puissance même de la raison humaine; tout son caractère particulier est dans sa langue. La philosophie abdique, elle renonce à sa fin qui est l'intelligence et l'explication de toutes choses par l'emploi légitime de nos facultés, quand elle renonce à l'emploi illimité de la raison; et

tedesco, con un saggio della nuova Filosofia francese del signor Cousin. Lugano, 1829.

(3) North American Review, no LXIV. July, 1829. Cet article est de M. Everett, ex-ministre des États-Unis en

(2) Manuale di Filosofia di A. Mathiæ, traduzione di Espagne.

« PreviousContinue »