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liaison ne vient pas de nous, puisque nous n'en sommes pas les maîtres, et partant qu'elle vient de l'auteur de cette union): car nous pouvons avoir moins de volontés qui ne seront point suivies de leurs effets, quoique notre corps ne manque pas de disposition pour les exécuter; par exemple, ayons, tant qu'il nous plaira, la volonté d'exciter dans notre corps cette disposition qui cause en nous le sentiment de la joie ou de la tristesse, nous n'en viendrons jamais à bout, quoique notre corps ne manque pas de disposition pour cela, puisqu'au moindre sujet qui se présente, c'est-àdire à la moindre pensée à laquelle ce mouvement ou changement du corps est naturellement joint, il ne manque pas d'en prendre aussitôt la disposi

tion.

On ne peut pas dire aussi que notre âme soit jointe et unie à un corps, quoiqu'il se meuve conformément à sa volonté, à moins que ce mouvement ne suive immédiatement de sa volonté, et que l'âme avec cela ne connoisse qu'elle lui est unie par un sentiment ou perception qu'elle ne peut pas ne point connoître. Car, par exemple, quand je remue un bâton, ou une plume, comme je fais à présent, quoique cette plume se remue conformément à ma volonté, son mouvement ne vient pourtant pas immédiatement de ma volonté, puisque ce n'est que par l'entremise de ma main

qu'elle se remue; et si un chien vient quand on l'appelle, quoique en cette rencontre il fasse ce que notre volonté veut, nous savons pourtant bien par notre propre expérience que notre âme n'est pas unie au corps de ce chien; aussi faut-il employer ou la main ou la voix, ou quelque autre signe extérieur pour le faire venir vers nous, et non pas seulement la pensée, ou l'acte intérieur de notre volonté, laquelle suffit pour mouvoir le corps bien disposé auquel notre âme est jointe, quand ce mouvement est naturellement joint avec la pensée ou la volonté que nous avons.

Ce n'est pas que je ne croie que l'âme peut peut être unie à un corps sans qu'il y ait aucune apparence extérieure de cette mutuelle correspondance d'action et de passion qui est entre l'un et l'autre, et sans qu'il en reste aucun souvenir; cela se reconnoît dans la léthargie, où nous ne pouvons pas désavouer que pour lors l'âme ne laisse pas d'être unie au corps, quoique le commerce qui a coutume d'être entre l'un et l'autre semble presque tout interrompu, et que nous n'ayons aucune souvenance de tout ce qui s'est alors passé dans notre âme à l'occasion du corps. Mais je ne puis pourtant croire que l'âme ne s'aperçoive toujours de l'union qu'elle a avec le corps auquel elle est jointe, quand elle y fait réflexion. Et de cette perception résulte en l'âme une connoissance que ce

corps lui appartient d'une autre manière, plus proche et plus particulière, que tous les autres qui sont au monde; elle connoît que cette union le rend et le fait sien, et que c'est par elle et à cause d'elle seulement que ce corps est en effet et réellement son propre et véritable corps.

Que si après cela nous voulions aller plus avant, pour savoir comment notre âme, qui est incorporelle, peut mouvoir le corps, M. Descartes ajoute fort judicieusement au même lieu qu'il n'y a ni raisonnement ni comparaison tirée des autres choses qui nous le puisse apprendre, mais que néanmoins nous n'en pouvons douter, puisque des expériences très certaines et très évidentes ne nous en convainquent que trop tous les jours. Et il faut bien prendre garde que c'est là une de ces choses qui sont connues par elles-mêmes, et que nous obscurcissons toutes les fois que nous les voulons expliquer par d'autres. Et la raison qui me fait acquiescer à ce sentiment de M. Descartes est que je trouve que nous ne devons et ne pouvons non plus connoître comment le spirituel agit sur le corporel, ou le corporel sur le spirituel, que nous pouvons connoître comment Dieu a créé toutes choses, comment il s'est fait entendre et obéir par le néant, bref comment il agit hors de lui; car ce sont des effets de sa toute-puissance et de sa sagesse, qui sont au-dessus de la portée

de nos esprits; n'étant pas possible que pas possible que des esprits finis comme les nôtres puissent connoître la manière d'agir de l'esprit infini, ni que la créature puisse comprendre comment elle est sortie des mains de son créateur. La créature peut bien connoître et admirer l'effet de sa toute-puissance en se voyant et se regardant quand elle est, mais elle n'a pu connoître avant qu'elle fût la manière dont il s'est servi pour la faire être; de même aussi l'âme peut bien connoître et admirer l'effet de son union avec le corps, et le pouvoir réciproque qu'ils ont l'un sur l'autre, mais elle ne peut pas rendre raison de son union ni de ses effets; car n'y ayant aucun rapport ou affinité entre les propriétés de l'un et de l'autre, c'est-à-dire entre les mouvements du corps et les pensées de l'âme, l'union qui est entre les uns et les autres ne peut avoir d'autre cause que la volonté de celui qui les a joints et unis ensemble, et il n'y a que la seule expérience qui nous puisse apprendre quelle est cette union. Je suis, etc.

FIN DU TOME DIXIÈME.

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