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L'aimable lettre que je viens de recevoir de votre part ne me permet pas que je repose jusqu'à ce que j'y aie fait réponse, et bien que vous y proposiez des questions que de plus savants que moi auroient bien de la peine à examiner en peu de temps, toutefois à cause que je sais bien qu'encore que j'y en employasse beaucoup je ne les pourrois entièrement résoudre, j'aime mieux mettre promptement sur le papier ce que le zèle qui m'incite me dictera, que d'y penser plus à loisir, et n'écrire par après rien de meilleur.

Vous voulez savoir mon opinion touchant trois choses: 1o ce que c'est que l'amour; 2° si la seule lumière naturelle nous enseigne à aimer Dieu; 3o lequel des deux dérèglements et mauvais usages est le pire, de l'amour ou de la haine.

Pour répondre au premier point, je distingue entre l'amour qui est purement intellectuelle ou raisonnable, et celle qui est une passion; la première n'est, ce me semble, autre chose sinon que, lorsque notre âme aperçoit quelque bien, soit présent, soit absent, qu'elle juge lui être convenable, elle se joint à lui de volonté, c'est-à-dire elle se considère soi-même avec ce bien-là comme un tout dont il est une partie, et elle l'autre; en suite de quoi, s'il est présent, c'est-à-dire si elle le possède, ou qu'elle en soit possédée, ou enfin qu'elle soit jointe à lui non seulement par sa volonté, mais aussi réellement et de fait, en la façon qu'il lui convient d'être jointe, le mouvement de sa volonté qui accompagne la connoissance qu'elle a que ce lui est un bien, est sa joie; et, s'il est absent, le mouvement de sa volonté qui accompagne la connoissance qu'elle a d'en être privée, est sa tristesse; mais celui qui accompagne la connoissance qu'elle a qu'il lui seroit bon de l'acquérir, est son désir. Et tous ces mouvements de la volonté auxquels consistent l'amour, la joie, et la tristesse, et le désir, en tant que ce sont des pensées raisonnables, et non point des passions, se pourroient trouver en notre âme, encore qu'elle n'eût point de corps; car, par exemple, si elle s'apercevoit qu'il y a beaucoup de choses à connoître en la nature qui sont fort belles, sa volonté se porteroit infailliblement à ai

mer la connoissance de ces choses, c'est-à-dire à la considérer comme lui appartenant; et si elle remarquoit avec cela qu'elle eût cette connoissance, elle en auroit de la joie; si elle considéroit qu'elle ne l'eût pas, elle en auroit de la tristesse; si elle pensoit qu'il lui seroit bon de l'acquérir, elle en auroit du désir. Et il n'y a rien en tous ces mouvements de sa volonté qui lui fût obscur, ni dont elle n'eût une très parfaite connoissance, pourvu qu'elle fit réflexion sur ses pensées. Mais pendant que notre âme est jointe au corps, cette amour raisonnable est ordinairement accompagnée de l'autre, qu'on peut nommer sensuelle ou sensitive, et qui, comme j'ai sommairement dit de toutes les passions, appétits et sentiments, en la page 461 de mes Principes françois, n'est autre chose qu'une pensée confuse excitée en l'âme par quelque mouvement des nerfs, laquelle la dispose à cette autre pensée plus claire en qui consiste l'amour raisonnable. Car, comme en la soif, le sentiment qu'on a de la sécheresse du gosier est une pensée confuse qui dispose au désir de boire, mais qui n'est pas ce désir même; ainsi en l'amour on sent je ne sais quelle chaleur autour du cœur, et une grande abondance de sang dans le poumon, qui fait qu'on ouvre même les bras comme pour embrasser quelque chose, et cela rend l'âme encline à joindre à soi de volonté l'objet qui se pré

y a

sente. Mais la pensée par laquelle l'âme sent cette chaleur est différente de celle qui la joint à cet objet; et même il arrive quelquefois que ce sentiment d'amour se trouve en nous sans que notre volonté se porte à rien aimer, à cause que nous ne rencontrons point d'objet que nous pensions en être digne. Il peut arriver aussi, au contraire, que nous connoissions un bien qui mérite beaucoup, et que nous nous joignions à lui de volonté, sans avoir pour cela aucune passion, à cause que le corps n'y est pas disposé. Mais pour l'ordinaire ces deux amours se trouvent ensemble: car il une telle liaison entre l'une et l'autre, que lorsque l'âme juge qu'un objet est digne d'elle, cela dispose incontinent le cœur aux mouvements qui excitent la passion d'amour, et lorsque le cœur se trouve ainsi disposé par d'autres causes, cela fait que l'âme imagine des qualités aimables en des objets où elle ne verroit que des défauts en un autre temps. Et ce n'est pas merveille que certains mouvements de cœur soient ainsi naturellement joints à certaines pensées, avec lesquelles ils n'ont aucune ressemblance; car de ce que notre âme est de telle nature qu'elle a pu être unie à un corps, elle a aussi cette propriété que chacune de ses pensées se peut tellement associer avec quelques mouvements ou autres dispositions de ce corps, que lorsque les mêmes dispositions se trouvent une

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