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Enfin la substance incorporelle ayant une vertu si merveilleuse que par sa simple application sans liens, sans crochets, sans coins et autres instruments, elle embrasse et resserre la matière, la développe, la divise, la rejette et en même temps la retienne; ne paroît-il pas vraisemblable qu'elle puisse rentrer en elle-même, puisqu'il n'y a point d'impénétrabilité qui s'y oppose, et se répandre derechef, et autres semblables? Je vous prie, monsieur, si vos occupations vous le permettent, de me faire la grâce de m'expliquer ces choses, sachant que vous avez pénétré tous les mystères de la nature, tant les extérieurs que les intérieurs, et que vous pouvez m'en donner facilement la solution.

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7. Sur les globules du second élément, ou la matière éthérée, je demande, Si Dieu eût créé la matière de toute éternité, ces globules n'auroientils pas été diminués et brisés depuis plusieurs années, et réduits en parties subtiles à l'indéfini, à force de se rencontrer et de se heurter, pour prendre la force du premier élément; en sorte que l'univers entier auroit été réduit en une flamme universelle depuis plusieurs siècles?

8. Pour ce qui regarde vos petites parties d'eau, longues, polies et flexibles, ont-elles des pores? Cela ne me paroît pas probable, puisqu'elles sont des corps simples, et les premières parties qui ne

sont composées d'aucunes autres, mais des fragments de la première matière qui s'est brisée, et par conséquent entièrement homogène; ce qui me fait douter qu'elles se puissent plier sans pénétration de leurs dimensions: car supposons qu'elles se courbent en forme d'anneau, la superficie concave será moindre que la convexe, etc. Vous entendez parfaitement cela, je ne m'y arrête pas davantage.

Et quand même vous vous efforceriez de prouver qu'elles ont des pores, ce que je ne crois pas que vous fassiez jamais, vous n'ôteriez pas pour cela la difficulté, car ce seroient alors nouvelles difficultés sur les bords et les côtés de ces pores, car il y aura toujours alors quelque chose qui n'aura point de pores, et qui ne laissera pas de se plier.

Cette difficulté tombe non seulement sur ces parties oblongues, mais encore sur les rameuses et branchues, et presque sur toutes les autres qui doivent se plier sans casser.

Neuvième et dernière difficulté. Je demande si la matière, soit que nous la supposions éternelle, ou créée d'hier, laissée à elle-même, et ne recevant aucune impulsion étrangère, seroit en mouvement ou en repos; ensuite si le repos est un mode privatif ou positif du corps, et, dans l'une ou l'autre supposition, comment on pourroit le prouver; enfin, si une chose, quelle qu'elle soit, peut avoir

quelque propriété naturelle par elle-même dont elle puisse être privée, ou qu'elle puisse recevoir? D'ailleurs jusques ici mon esprit s'est comme joué sur presque tous les principes de votre excellente philosophie, ou plutôt il s'est donné là-dessus une véritable occupation. Je descendrai au particulier si vous avez la bonté de m'y inviter, ou du moins de me le permettre. J'espère que vous me ferez la grâce de m'excuser, si, s'agissant des premiers principes, j'ai examiné les choses un peu scrupuleusement, et si, en sondant le gué, et ne marchant qu'avec réserve, j'ai avancé lentement, et pour ainsi dire à pas de tortue; car je vois que tel est le caractère de l'esprit humain, qui voit mieux dans les conséquences que dans les premiers principes de la nature, et que notre condition n'est pas bien différente de celle d'Archimède, qui demandoit qu'on lui donnât un point fixe, et qu'il ébranleroit la terre. Il nous est plus difficile de trouver un endroit où placer le pied, que d'avancer quand nous l'avons trouvé.

Pour ce qui regarde ces magnifiques bâtiments que vous avez élevés sur vos principes généraux, quoiqu'ils nous parussent d'abord si hauts et si éloignés de la portée de notre vue, que tout y sembloit enveloppé de ténèbres et de nuées, le jour a cependant diminué ces difficultés, et ces obscurités se sont peu à peu évanouies, en sorte

qu'il en reste très peu en comparaison de ce qui se montroit d'abord.

J'ai cru devoir vous faire cet aveu, afin que vous ne crussiez pas que je voulusse vous multiplier éternellement les difficultés, que vous me fissiez plus volontiers réponse, et que vous reçussiez ces nouvelles difficultés avec la même bonté que vous avez reçu les premières. Si vous me faites cet honneur, monsieur, vous trouverez en moi le plus zélé admirateur de votre philosophie, et le plus fidèle et le plus dévoué de vos serviteurs, etc.

A Cambridge, du collège de Christ, ce 5 mars 1649.

RÉPONSE DE M. DESCARTES

A M. MORUS.

(Lettre 69 du tome I. Version.)

MONSIEUR,

Je viens de recevoir avec grand plaisir votre lettre en date du 5 mars, mais dans un temps où je me trouve si fort occupé, que je me vois dans la nécessité, ou de vous écrire à la hâte, ou de différer à un long temps d'ici ma réponse. Dans

cette alternative je choisis le premier parti, aimant mieux paroître moins habile et plus officieux.

AUX PREMIERES INSTANCES.

Il y a des propriétés que l'on conçoit les unes avant les autres, etc. La sensibilité ne me paroît être dans la chose sensible qu'une dénomination extrinsèque, et n'est point une qualité qui convienne à toute la substance corporelle; car si elle se rapporte à nos sens, elle ne convient point aux parties les plus déliées de la matière ; que si elle avoit quelque rapport à ces nerfs imaginaires que vous supposez que Dieu pourroit façonner, elle pourroit peut-être convenir aux anges et aux âmes; car je ne conçois pas plus facilement des nerfs capables de sentiment, et si subtils qu'ils puissent être mus par les plus petites parties de la matière, que quelque autre faculté par le moyen de laquelle notre âme puisse sentir ou percevoir immédiatement les autres âmes: mais bien que dans l'extension nous comprenions facilement les parties au respect les unes des autres, il me paroît pourtant que je conçois très bien l'étendue, sans penser au rapport que ces parties ont les unes à l'égard des autres; ce que vous devez admettre plus volontiers que moi, parceque vous concevez l'étendue comme convenant à Dieu, sans admettre en lui aucunes parties.

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