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périences aussi utiles que difficiles. Je vous permets donc d'user de votre droit, afin de ne point pécher contre le public. Que si vous voulez pourtant honorer mes petites questions d'une réponse telle que vous le jugerez à propos, vous vous acquerrez une éternelle reconnoissance sur le plus humble et le plus obéissant de vos serviteurs.

A Cambridge, du Collège de Christ, le 11 décembre 1648.

ANNÉE 1649.

RÉPONSE DE M. DESCARTES

A M. MORUS.

(Lettre 67 du tome I. Version.)

MONSIEUR,

Les louanges dont vous me comblez sont plutôt des marques de votre bonté qu'un effet de mon mérite, qui ne sauroit jamais les égaler.

Cette bienveillance que vous m'accordez, et que je dois à la lecture que vous avez faite de mes écrits, me découvre si à plein la candeur et la générosité de votre âme, qu'elle vous a gagné toute mon amitié, quoique je n'aie pas l'honneur de vous connoître d'ailleurs; c'est pourquoi je me ferai un véritable plaisir de répondre à vos questions. Votre première difficulté est sur la définition du corps, que j'appelle une substance étendue, et que vous aimeriez mieux nommer une substance sensible,

tactile, ou impénétrable; mais prenez garde, s'il vous plaît, qu'en disant une substance sensible, vous ne la définissez que par le rapport qu'elle a à nos sens, ce qui n'en explique qu'une propriété, au lieu de comprendre l'essence entière des corps, qui, pouvant exister quand il n'y auroit point d'hommes, ne dépend pas par conséquent de nos sens. Je ne vois donc pas pourquoi vous dites qu'il est absolument nécessaire que toute matière soit sensible; au contraire, il n'y en a point qui ne soit entièrement insensible, si elle est divisée en parties beaucoup plus petites que celles de nos nerfs, et si elles ont d'ailleurs chacune en particulier un mouvement assez rapide.

A l'égard de ma preuve, que vous appelez louche et presque sophistique, je ne l'ai employée que pour réfuter la proposition de ceux qui croient avec vous que tout corps est sensible, ce que je fais, à mon avis, d'une manière claire et démonstrative; car un corps peut conserver toute sa nature corporelle, bien que les sens n'y aperçoivent ni mollesse, ni dureté, ni froideur, ni chaleur, ni enfin aucune autre qualité sensible.

Al'égard de l'erreur que vous semblez vouloir m'attribuer par la comparaison que vous faites de a cire, qui peut bien à la vérité n'être ni carrée ní ronde, mais qui ne peut pas absolument n'avoir point de figure, faites, s'il vous plaît, attention

au principe que j'ai établi, que toutes les qualités sensibles du corps consistent dans le seul mouvement, ou le seul repos de ces petites parties; ainsi, pour tomber dans l'erreur dont vous parlez, j'aurois dû soutenir que le corps peut exister sans que ses petites parties se meuvent ou soient en repos: c'est ce qui ne m'est jamais venu dans l'esprit; donc on ne définit pas bien le corps une substance sensible.

Voyons présentement si on ne pourroit pas mieux le définir une substance impénétrable ou tactile dans le sens que vous l'expliquez. Mais encore un coup, ce pouvoir d'être touché, ou cette impénétrabilité dans le corps, est seulement comme la faculté de rire dans l'homme, le proprium quarto modo des règles communes de la logique : mais ce n'est pas sa différence véritable et essentielle, qui, selon moi, consiste dans l'étendue; et par conséquent comme on ne définit point l'homme un animal risible, mais raisonnable, on ne doit pas aussi définir le corps par son impénétrabilité, mais par l'étendue, d'autant plus que la faculté de toucher et l'impénétrabilité ont relation à des parties, et présupposent dans notre esprit l'idée d'un corps divisé ou terminé, au lieu que nous pouvons fort bien concevoir un corps continu d'une grandeur indéterminée ou indéfinie, dans lequel on ne considère que l'étendue. Mais Dieu, dites-vous, un

ange, et tout ce qui subsiste par soi-même est étendu, ainsi votre définition est plus étendue que le défini. Je n'ai pas coutume de disputer sur les mots; c'est pourquoi si l'on veut que Dieu soit en un sens étendu, parcequ'il est partout, je le veux bien: mais je nie qu'en Dieu, dans les anges, dans notre âme, enfin en toute autre substance qui n'est pas corps, il y il y ait une vraie étendue, et telle que tout le monde la conçoit; car par un être étendu on entend communément quelque chose qui tombe sous l'imagination; que ce soit un être de raison ou un être réel, cela n'importe. Dans cet être on peut distinguer par l'imagination plusieurs parties d'une grandeur déterminée et figurée, dont l'une n'est point l'autre; en sorte que l'imagination peut en transférer l'une en la place de l'autre, sans qu'on en puisse pourtant imaginer deux à la fois dans le même lieu. On n'en sauroit dire autant de Dieu ni de notre âme, car ni l'un ni l'autre n'est du ressort de l'imagination, mais simplement de l'intellection, et on ne sauroit les séparer par parties, surtout en parties qui aient des grandeurs et des figures déterminées. Enfin nous comprenons aisément que l'âme, Dieu, et plusieurs anges ensemble, peuvent être en même temps dans le même lieu; d'où l'on conclut visiblement que nulles substances incorporelles ne sauroient être proprement étendues, et qu'on ne peut les concevoir que comme

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