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la vérité, l'entrevue et la vive voix est bien commode.

Je confesse avec vous qu'il y a en nous deux sortes de mémoires; mais je me persuade que l'âme d'un enfant n'a jamais eu de conceptions pures, mais seulement des sensations confuses; et encore que ces sensations confuses laissent quelques vestiges dans le cerveau, qui y demeurent durant tout le reste de la vie, ces vestiges néanmoins ne suffisent pas pour nous faire connoître que les sensations qui nous arrivent étant adultes sont semblables à celles que nous avons eues dans le ventre de nos mères, ni par conséquent pour nous en faire ressouvenir, à cause que cela dépend de quelque réflexion de l'entendement, ou de la mémoire intellectuelle, dont on n'a pas l'usage quand on est au ventre de sa mère. Mais il me semble qu'il est nécessaire que l'âme pense toujours actuellement, pourceque la pensée constitue son essence, ainsi que l'extension constitue l'essence du corps; et la pensée n'est pas conçue comme un attribut qui peut être joint ou séparé de la chose qui pense, ainsi que l'on conçoit dans le corps la division des parties, ou le mouvement.

Ce que vous proposez ensuite touchant la durée et le temps est fondé sur l'opinion de l'école, de laquelle je suis fort éloigné; à savoir que la durée du mouvement est d'une autre nature que

la durée des choses qui ne sont point mues, ainsi que j'ai expliqué en l'article 57 de la première partie des Principes ; et quoiqu'il n'y eût point du tout de corps au monde, toutefois on ne pourroit pas dire que la durée de l'esprit humain fût tout à la fois tout entière, ainsi qu'on le peut dire de la durée de Dieu, pourceque nous connoissons manifestement de la succession dans nos pensées, ce que l'on ne peut admettre dans les pensées de Dieu et l'on conçoit clairement qu'il se peut faire que j'existe au moment auquel je pense à une certaine chose, et toutefois que je cesse d'exister au moment qui le suit immédiatement, auquel je pourrai penser à quelque autre chose, s'il arrive que j'existe.

Cet axiome, à savoir, que ce qui peut faire le plus peut aussi faire le moins, me semble clair de soi-même, lorsqu'il s'agit des causes premières et non limitées; mais lorsqu'il s'agit d'une cause déterminée à quelque effet, l'on dit ordinairement que c'est quelque chose de plus, pour une telle cause, de produire un autre effet que de produire celui auquel elle est déterminée par sa nature, auquel sens c'est une chose plus grande à un homme de mouvoir la terre de sa place que d'entendre et de concevoir. C'est aussi une chose plus grande de se conserver que de se donner quelques unes des perfections que nous apercevons

qui nous manquent; et cela suffit pour la force de mon argument, encore que peut-être ce soit une chose moindre que de se donner la toutepuissance et toutes les autres perfections divines.

Puisque le concile de Trente n'a pas voulu expliquer de quelle façon le corps de Jésus-Christ est en l'Eucharistie, et qu'il a dit qu'il y est d'une façon d'exister qu'à peine pouvons-nous exprimer par des paroles, je craindrois d'être accusé de témérité si j'osois déterminer quelque chose là-dessus, et j'aimerois mieux en dire mes conjectures de vive voix que par écrit.

Enfin pour ce qui est du vide, je n'ai presque rien à dire qui ne se trouve déjà quelque part dans mes Principes de philosophie; car ce que vous nommez ici la concavité du tonneau, à mon jugement, est un corps qui a trois dimensions, et que vous rapportez faussement aux côtés du tonneau comme si ce n'étoit rien qui fût différent d'eux.

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Mais toutes ces choses se peuvent plus facilement discuter dans une entrevue, à laquelle je m'offre très volontiers, n'ayant que de l'amour et du respect pour tous ceux que je vois disposés à suivre et embrasser la vérité. Je suis, etc.

RÉPLIQUE A LA PRÉCÉDENTE ».

(Lettre 5 du tome II. Version.)

MONSIEUR,

Je ne doute point que l'entretien ne fût beaucoup plus commode et plus facile que les écrits, pour éclaircir les questions dont nous traitons; mais puisque cela ne se peut, et qu'étant absent du lieu où vous êtes, il ne m'est pas permis de jouir d'un entretien tant désiré, et offert de si bonne grâce, je ne m'envierai point à moi-même le seul moyen qui me reste pour tirer de vous les instructions qui me sont nécessaires pour l'intelligence de vos écrits; car votre réponse, quoique très courte, m'ayant déjà beaucoup aidé à comprendre des choses très difficiles, j'ai conçu une grande espérance de pouvoir venir à bout de tout le reste, si je pouvois une fois nouer avec vous un entretien, tel qu'on le peut avec des personnes éloignées, duquel ayant banni toute contestation (que je sais vous

1 « Cette lettre est de M. Arnauld, comme je le sais par une lettre du père Quesnel. Elle n'est pas datée; mais la réponse de M. Descartes étant datée du 29 juillet, je peux bien fixer celle-ci au 25 juillet 1648. »

être en horreur, et à laquelle je ne suis nullement porté) nous pussions par ce moyen, d'un commun accord et avec une franchise vraiment philosophique, ou plutôt chrétienne, travailler ensemble à la recherche de la vérité.

Je ne n'insiste point à ce que vous répondez à l'objection que je vous ai faite, touchant les pensées d'un enfant qui est au ventre de sa mère; mais afin que cela se conçoive mieux, il me semble qu'il seroit à propos que vous prissiez la peine d'expliquer plus amplement ce qui suit.

1. Pourquoi l'âme d'un enfant n'a point de conceptions pures, mais seulement des sensations confuses. Je dirai pourtant ce qui me vient maintenant en la pensée. Pendant que l'âme est unie au corps, il semble qu'elle ne puisse en aucune façon détourner sa pensée des impressions que les sens font sur elle (ce qui toutefois est nécessaire pour une conception pure), au moins lorsqu'elle est touchée avec beaucoup de force par leurs objets, soit extérieurs, soit intérieurs : d'où vient que dans une douleur piquante, ou dans un plaisir corporel très véhément, elle ne peut penser à autre chose qu'à sa douleur ou à son plaisir; et par là il me semble qu'on peut expliquer pourquoi les frénétiques ont l'esprit troublé; c'est à savoir, à cause que les esprits animaux qui sont dans le cerveau étant violemment agités, l'âme alors est si fort oc

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