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autre fois en lui, elles induisent l'âme à la même pensée, et réciproquement lorsque la même pensée revient, elle prépare le corps à recevoir la même disposition. Ainsi, lorsqu'on apprend une langue, on joint les lettres ou la prononciation de certains mots qui sont des choses matérielles, avec leurs significations qui sont des pensées : en sorte que lorsqu'on oit après derechef les mêmes mots, on conçoit les mêmes choses; et quand on conçoit les mêmes choses, on se ressouvient des mêmes mots. Mais les premières dispositions du corps qui ont ainsi accompagné nos pensées lorsque nous sommes entrés au monde ont dû sans doute se joindre plus étroitement avec elles que celles qui les accompagnent par après. Et pour examiner l'origine de la chaleur qu'on sent autour du coeur, et celle des autres dispositions du corps qui accompagnent l'amour, je considère dès le preque mier moment que notre âme a été jointe au corps, il est vraisemblable qu'elle a senti de la joie, et incontinent après de l'amour, puis peut-être aussi de la haine et de la tristesse ; et que les mêmes dispositions du corps qui ont pour lors causé en elle ces passions, en ont naturellement par après accompagné les pensées. Je juge que sa première passion a été la joie, pourcequ'il n'est pas croyable que l'âme ait été mise dans le corps, sinon lorsqu'il a été bien disposé, et que lorsqu'il est ainsi

bien disposé, cela nous donne naturellement de la joie. Je dis aussi que l'amour est venue après, à cause que la matière de notre corps s'écoulant sans cesse, ainsi que l'eau d'une rivière, et étant besoin qu'il en revienne d'autre en sa place, il n'est guère vraisemblable que le corps ait été bien disposé, qu'il n'y ait eu aussi proche de lui quelque matière fort propre à lui servir d'aliment, et que l'âme se joignant de volonté à cette nouvelle matière, a eu pour elle de l'amour; comme aussi par après s'il est arrivé que cet aliment ait manqué, l'âme en a eu de la tristesse; et s'il en est venu d'autre en sa place qui n'ait pás été propre à nourrir le corps, elle a eu pour lui de la haine.

Voilà les quatre passions que je crois avoir été en nous les premières, et les seules que nous avons eues avant notre naissance ; et je crois aussi qu'elles n'ont été alors que des sentiments ou des pensées fort confuses, pourceque l'âme étoit tellement attachée à la matière, qu'elle ne pouvoit encore vaquer à autre chose qu'à en recevoir les diverses impressions; et bien que quelques années après elle ait commencé à avoir d'autres joies et d'autres amours que celles qui ne dépendent que de la bonne constitution et convenable nourriture du corps, toutefois ce qu'il y a eu d'intellectuel en ses joies ou amours a toujours été accompagné des premiers sentiments qu'elle en avoit eus, et

même aussi des mouvements ou fonctions naturelles qui étoient alors dans le corps; en sorte que d'autant que l'amour n'étoit causée avant la naissance que par un aliment convenable qui, entrant abondamment dans le foie, dans le cœur et dans le poumon, y excitoit plus de chaleur que de coutume, de là vient que maintenant cette chaleur accompagne toujours l'âme, encore qu'elle vienne d'autres causes fort différentes. Et si je ne craignois d'être trop long, je pourrois faire voir par le menu que toutes les autres dispositions du corps qui ont été au commencement de notre vie avec ces quatre passions les accompagnent encore; mais je dirai seulement que ce sont ces sentiments confus de notre enfance qui, demeurant joints avec les pensées raisonnables par lesquelles nous aimons ce que nous en jugeons digne, sont cause que la nature de l'amour nous est difficile à connoître. A quoi j'ajoute que plusieurs autres passions, comme la joie, la tristesse, le désir, la crainte, l'espérance, etc., se mêlant diversement avec l'amour, empêchent qu'on ne reconnoisse en quoi c'est proprement qu'elle consiste. Ce qui est principalement remarquable touchant le désir; car on le prend si ordinairement pour l'amour, que cela est cause qu'on a distingué deux sortes d'amours: l'une qu'on nomme amour de bienveillance, en laquelle ce désir ne paroît pas tant; et l'autre

qu'on nomme amour de concupiscence, laquelle n'est qu'un désir fort violent, fondé sur une amour qui souvent est foible.

Mais il faudroit écrire un gros volume pour traiter de toutes les choses qui appartiennent à cette passion; et bien que son naturel soit de faire qu'on se communique le plus que l'on peut, en sorte qu'elle m'incite à tâcher ici de vous dire plus de choses que je n'en sais, je me veux pourtant retenir, de peur que la longueur de cette lettre ne vous ennuie. Ainsi je passe à votre seconde question, savoir, si la seule lumière naturelle nous enseigne à aimer Dieu, et si on le peut aimer par la force de cette lumière. Je vois qu'il y a deux fortes raisons pour en douter. La première est que les attributs de Dieu qu'on considère le plus ordinairement sont si relevés au-dessus de nous, que nous ne concevons en aucune façon qu'ils nous puissent être convenables, ce qui est cause que nous ne nous joignons point à eux de volonté ; la seconde 'est qu'il n'y a rien en Dieu qui soit imaginable, ce qui fait qu'encore qu'on auroit pour lui quelque amour intellectuelle, il ne semble pas qu'on en puisse avoir aucune sensitive, à cause qu'elle devroit passer par l'imagination pour venir de l'entendement dans le sens. C'est pourquoi je ne m'étonne pas si quelques philosophes se `persuadent qu'il n'y a que la religion chrétienne qui, nous en

seignant le mystère de l'incarnation par lequel Dieu s'est abaissé jusqu'à se rendre semblable à nous, fait que nous sommes capables de l'aimer; et que ceux qui, sans la connoissance de ce mystère, ont semblé avoir de la passion pour quelque divinité, n'en ont point eu pour cela pour le vrai Dieu, mais seulement pour quelques idoles qu'ils ont appelées de son nom; tout de même qu'Ixion, au dire des poëtes, embrassoit une nue au lieu de la reine des dieux. Toutefois je ne fais aucun doute que nous ne puissions véritablement aimer Dieu par la seule force de notre nature. Je n'assure point que cet amour soit méritoire sans la grâce, je laisse démêler cela aux théologiens; mais j'ose dire qu'au regard de cette vie c'est la plus ravissante et la plus utile passion que nous puissions avoir, et même qu'elle peut être la plus forte, bien qu'on ait besoin pour cela d'une méditation fort attentive, à cause que nous sommes continuellement divertis par la présence des autres objets. Or, le chemin que je juge qu'on doit suivre pour parvenir à l'amour de Dieu est qu'il faut considérer qu'il est un esprit ou une chose qui pense, en quoi la nature de notre âme ayant quelque ressemblance avec la sienne, nous venons à nous persuader qu'elle est une émanation de sa souveraine intelligence, et divinæ quasi particula auræ. Même, à cause que notre connoissance semble se pouvoir accroître par de

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