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LE DOCTEUR. Vraiment, mon Père, elles sont d'une nature à ne pouvoir pas sortir de la mémoire; et comme je l'espère, Madame, qui l'a si excellente, ne les oubliera pas.

LA PÉNITENTE. Je compte bien, mon frère, de ne les pas oublier; mais souvenez-vous aussi que nous sommes entrés ici à près de quatre heures; le Révérend Père a parlé longtemps, et a besoin de repos.

LE DOCTEUR. Je ne saurois me repentir sérieusement des peines que je lui ai attirées, quand je lui dois les découvertes qu'il m'a fait faire sur l'union essentielle, dont j'avoue que je n'avois eu jusqu'à présent qu'une connoissance assez imparfaite; et véritablement il y a des notions sur cette matière qui ne se peuvent pas deviner.

LE DIRECTEUR. Oui, oui, il y a quelque chose d'abstrait, d'impliqué, et qui n'entre pas d'abord sous les sens. Les choses fort mystiques sont comme cela.

LE DOCTEUR. Je ne vous quitte pas au reste, mon Révérend Père, de la conversation que vous m'avez promise sur l'amour de Dieu; car il est étonnant que vous ne l'admettiez pas dans votre béatitude.

LA PÉNITENTE. Vous allez, mon frère, recommencer, si vous n'y prenez garde. Je vous prie, laissons le Père; je vous promets de vous ramener ici quand il vous plaira, pourvu qu'il veuille y consentir.

LE DIRECTEUR. Vous ne sauriez trop tôt dégager votre parole.

LE DOCTEUR. J'aurai soin de l'en faire souvenir.

LA PÉNITENTE. Je ne me ferai pas beaucoup prier d'une chose où j'ai plus d'intérêt que vous, et que je souhaite de même.

DIALOGUE VIII.

Acte permanent et perpétuel d'amour de Dieu selon les nouveaux mystiques. Essence de Dieu considérée sous l'idée la plus abstraite, objet de cet acte. Exclusion de tous les autres motifs d'amour et de charité. Contrariété de cette doctrine à l'Évangile et aux maximes fondamentales de la religion.

LA PÉNITENTE. Voilà, mon Père, un homme que j'ai sur les bras depuis notre dernière entrevue, qui ne m'a donné ni repos ni trêve, jusqu'à ce que je l'aie amené ici une troisième fois. La curiosité qu'il a de vous voir, ou de vous entendre, augmente tous les jours; et comme la mienne n'est pas moindre, il n'est pas étonnant que vous nous revoyiez l'un et l'autre, plus tôt que vous ne l'aviez peut-être espéré.

LE DOCTEUR. Je vous ai entendu dire, mon Père, des choses si nouvelles la dernière fois que je vous vis, que je ne suis pas encore sorti de l'étonnement qu'elles m'ont causé; mais sur ce que vous me promîtes de m'expliquer votre sentiment sur l'amour de Dieu, je vous avoue que je brûle d'impatience que vous me teniez parole. Ma sœur, je crois, sera ravie de profiter de notre conversation; et puisqu'elle veut bien, toute instruite qu'elle est sur ces matières, me laisser parler pour moi et pour elle, il faut encore qu'elle me permette de vous rendre compte des choses qui me sont venues dans l'esprit sur ce qui vous échappa de dire, qu'il n'y avoit point d'amour de Dieu parmi vous, et que vous ne le considériez pas comme une chose qui fût aux hommes de quelque utilité. J'avoue que cette maxime m'a paru si étrange et si contraire aux premiers principes de la morale chrétienne, qu'à peine aurois-je pu me persuader que vous l'eussiez avancée, si vous ne me l'aviez fait bien remarquer, en m'avertissant de vous engager à parler sur cet article en quelque autre occasion. L'Écriture sainte ne nous recommande partout que la charité ou l'amour de Dieu : c'est en cela que consistent la vertu, la religion, l'accomplissement de la loi, la fin de l'Évangile, la perfection de la sainteté, le bonheur souverain. Comment donc un homme qui fait profession de conduire les âmes à un état

de perfection sublime, peut-il avancer sérieusement que l'amour de Dieu est inutile à l'âme? Il faut qu'il y ait quelque mystère caché là-dessous, que je ne comprends pas ayez la bonté, mon Père, de me le développer.

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Le directeur. Vous avez raison, Monsieur, de demander à être éclairci de nos principes sur cette matière; elle a besoin d'explication c'est le point le plus essentiel et le plus sublime de la doctrine des mystiques. Sachez donc que nous ne disons pas qu'il ne faut point aimer Dieu; mais au contraire nous soutenons que ceux qui sont parvenus à la contemplation l'aiment par un acte continu et perpétuel, qui subsiste toujours, et qu'il n'est jamais nécessaire de renouveler1. Cet acte a l'unique essence de Dieu même pour objet, et consiste

I. « Quand vous allez à l'oraison, remettez-vous entre les mains de Dieu avec une parfaite résignation, faisant un acte de foi, croyant que vous êtes en sa présence, demeurant dans cette [sainte] inaction plein de tranquillité et de silence, et tâchant de continuer par la foi et par l'amour, tous les jours, toute l'année, et même durant toute la vie, ce premier acte de contemplation. » (Molinos, Guide spirituelle, livre I, chapitre xш, no 85, p. 53.)

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« La contemplation est une oraison qui peut être perpétuelle et se faire partout.... Par un seul desir, elle se peut maintenir en acte, et y maintenir les autres facultés qu'elle domine.... Le contemplatif, par une simple résolution qu'il produit de ne point sortir de devant Dieu, il s'y conserve incessamment, quoi qu'il fasse. » (Malaval, Pratique facile, partie I, p. 72-75.)

« Tant que l'ame ne révoque point la foi et son intention de demeurer résignée, elle est toujours dans la foi et dans la résignation, et par conséquent dans une oraison et une contemplation virtuelle et acquise, quoiqu'elle ne le sente pas, et ne fasse point de nouveaux actes de réminiscence et de réflexion. » (Molinos, Guide spirituelle, livre I, chapitre xiv, no 105, p. 62.)

« L'âme spirituelle qui a résolu de croire que Dieu est en elle, de ne vouloir et de ne rien faire que par lui, doit ** se contenter de cette foi et de cette intention dans toutes ses actions et dans tous ses exercices, sans former ni répéter de nouveaux actes de cette foi et de cette résignation. » (Ibidem, no 106.)

* La citation est un peu tronquée; elle, c'est la volonté, et non la contemplation.

** De, au lieu de doit, dans les éditions des Dialogues.

LA BRUYÈRE, II

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à ne point sortir de sa présence, sans qu'il soit nécessaire de produire aucun acte particulier, ni d'avoir aucune idée particulière et distincte des attributs de Dieu, et sans faire aucune réflexion sur nous1.

LE DOCTEUR. Je ne comprends pas encore bien ce que vous voulez dire par là: : << Un acte continu et perpétuel. » C'est apparemment l'amour habituel dont vous voulez parler, la charité du Saint-Esprit répandue dans nos cœurs, qui produit en nous à tous moments des actes d'amour, qui se renouvellent à chaque action de vertu que nous faisons.

LA PÉNITENTE. Mon frère, ce n'est pas là ce que veut dire le Révérend Père. Les âmes intérieures ne doivent point faire d'acte d'amour : leur propre activité seroit une marque qu'elles ne seroient pas encore mortes; il suffit que l'homme se soit une fois donné à Dieu par un consentement actif et général dans le commencement de la voie, afin qu'il fasse de lui, et en lui, tout ce qu'il veut. Il demeure ensuite dans un état passif2; il n'est pas nécessaire qu'il se donne à Dieu

1. « Une âme contemplative s'étant une fois déterminée à faire la volonté de Dieu et à demeurer en sa présence, elle y demeure actuellement, tant qu'elle ne prend point de résolution contraire, quoiqu'elle s'occupe d'autres choses. » (Molinos, Guide spirituelle, livre I, chapitre xv, no 112, p. 65.)

<< Il faut demeurer dans le simple regard autant de temps qu'il sera possible, sans rien penser, sans rien desirer, puisque ayant Dieu, nous avons tout. Quand vous feriez les plus beaux raisonnements dont l'esprit humain est capable sur la puissance de Dieu et la création du ciel et de la terre, et que vous vous représenteriez en votre oraison tout ce que les docteurs ont de plus beau sur ce sujet, que seroit-ce au regard d'avoir Dieu en soi-même ?» (L'abbé d'Estival, Conférences mystiques, p. 41.)

« Le mouvement de l'action divine ne porte jamais l'âme à réfléchir sur la créature, ni à se recourber sur elle-même. » (Moyen court, S XXI, p. 81.)

2. « L'homme s'étant donné une fois à Dieu dans le commencement de la voie, afin qu'il fit de lui et en lui tout ce qu'il vou droit, il donna* dès lors un consentement actif et général pour tout ce que Dieu feroit. » (Ibidem, § xxiv, p. 130.)

* Dans le texte des Dialogues : « il donne. »

de nouveau cet acte dure toujours, et n'est jamais interrompu, pas même par le sommeil.

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Le directeur. Fort bien, ma chère, je vois bien que vous lisez nos mystiques : ce que vous dites là est tiré mot pour mot du Moyen court", et nos plus excellents auteurs l'expliquent par une belle comparaison d'un diamant donné à son ami il ne faut plus, quand on lui en a fait présent, répéter tous les jours qu'on le lui a donné; il suffit de le laisser entre ses mains sans le reprendre. Il en est de même du don que vous avez fait à Dieu de vous-même par un amoureux abandon il suffit de n'ôter plus à Dieu ce que vous lui avez donné; pourvu que cela n'arrive pas, l'essence et la continuation de votre abandon dure toujours1.

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a. La dernière phrase de la Pénitente n'est pas empruntée au Moyen court, mais cette doctrine paraît implicitement contenue dans une phrase de l'Explication du Cantique des cantiques (chapitre v, verset 2, p. 111). Voyez sur ce point l'Instruction sur les états d'oraison de Bossuet, livre I, chapitre xv1 (OEuvres, édition Lebel, tome XXVII, p. 69), et de plus Malaval (Pratique facile, partie I, p. 37).

I. « ....

Quand vous vous mettrez en prière, il ne sera pas toujours nécessaire de vous donner à Dieu de nouveau, puisque vous l'avez déjà fait. Comme si vous donniez un diamant à votre ami,... il ne faudroit plus lui dire et lui répéter tous les jours.... que vous lui en faites un présent; il ne faudroit que le laisser entre ses mains sans le reprendre, parce que pendant que vous ne le lui ôtez pas, et que vous n'en avez pas même le desir, il est toujours vrai de dire que vous lui avez fait ce présent, et que vous ne le révoquez pas. Ainsi quand une fois vous vous êtes mis entre les mains de Notre Seigneur par un amoureux abandon, vous n'avez qu'à demeurer là. Gardez-vous de l'inquiétude et des efforts qui tendent à faire de nouveaux actes, et ne vous amusez pas à redoubler vos affections [sensibles] : elles ne font qu'interrompre la pure simplicité de l'acte spirituel que produit notre volonté. » (Falconi, Lettre à une fille spirituelle, p. 159 et 160.)

« Il n'est pas nécessaire de multiplier ces actes par de certains mouvements sensibles, qui empêchent la pureté de l'acte spirituel et parfait de la volonté.... Ajoutez à cela qu'il y a d'autres raisons qui montrent qu'on n'a pas besoin de les renouveler : ce que Falconi, théologien mystique, fait voir par la comparaison suivante. Quand on veut donner un joyau à un ami, et qu'on l'a mis une

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