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XXIII

PHÉLYPEAUX A LA BRUYÈRE.

Du 28 août [16941.]

Si par hasard vous avez, Monsieur, quelqu'un de vos amis qui vous connoisse assez peu pour vous croire sage, je vous prie de me le marquer par nom et par surnom, afin que je le détrompe à ne pouvoir douter un moment du contraire. Je n'aurai pour cela qu'à lui montrer vos lettres : si après cela il ne demeure pas d'accord que vous êtes un des moins sensés de l'Académie françoise, il faut qu'il le soit aussi peu que vous. Je n'ai pu encore bien discerner si c'est la qualité d'académicien, ou les honneurs que vous recevez à Chantilly, qui vous font tourner la cervelle. Quoi qu'il en soit, je vous assure que c'est dommage; car vous étiez un fort joli garçon, qui donniez beaucoup d'espérances. Si j'arrive devant vous à Paris, je ne manquerai pas de vous faire préparer une petite chambre bien commode à l'Académie du faubourg Saint-Germain'. J'aurai bien soin qu'elle soit séparée des autres, afin que vous n'ayez communication qu'avec vos amis particuliers, et que les Parisiens, naturellement curieux, ne soient pas témoins du malheur qui vous est arrivé. En attendant, vous pouvez penser, faire et écrire autant d'extravagances que vous voudrez: elles ne feront que me réjouir; car les folies, quand elles sont

1. Phélypeaux était ce jour-là, nous apprend M. Jal, « entre Paris et Abbeville, d'où il était parti le 27 pour rejoindre son père, qui l'attendait. » La copie de cette lettre est aux folios 60 et 61

du registre.

2. C'est-à-dire aux Petites-Maisons.

aussi agréables que les vôtres, divertissent toujours et délassent du grand travail dont je suis accablé. Je suis, Monsieur, entièrement à vous.

LETTRES APOCRYPHES.

Nous donnons ci-après les deux lettres que nous n'avons pas cru devoir admettre dans la correspondance authentique de la Bruyère.

Le fac-simile de la première a paru dans la Galerie française ou Collection de portraits des hommes et des femmes qui ont illustré la France dans les XVIo, xvII® et xvII® siècles, avec des notices et des fac-simile..., par une société d'hommes de lettres et d'artistes (Paris, Firmin Didot, 1821-1823, in-4°) : il vient à la suite d'une notice de M. Boissy-d'Anglas sur la Bruyère (tome II, p. 351 et suivantes). La fausseté de cette pièce ne peut être douteuse : écriture, signature, style, rien n'en est de la Bruyère. Elle a été citée comme un document authentique dans quelques pages de la Comédie de la Bruyère (tome I, p. 177, 200 et 219); mais averti qu'elle a paru « dans une vente d'autographes le 31 janvier 1864', sous le n° 69 du Catalogue, et qu'elle en a été « retirée comme douteuse, » M. Fournier l'a considérée vers la fin de son ouvrage (tome II, p. 548 et 549) comme «< d'une authenticité un peu douteuse. » Plus loin cependant (p. 589 et 590), il incline encore à la croire authentique, et s'y renseigne sur la santé de la Bruyère et les dangers qu'il suppose l'avoir menacée dès 1687; mais nulle argumentation ne peut prévaloir contre la comparaison du fac-simile qui accompagne notre édition et du fac-simile de la Galerie française. Eût-il souffert de la paralysie au bras droit dont il est question dans cette lettre apocryphe, la Bruyère n'aurait jamais écrit ni signé comme l'a fait pour lui le faussaire qui en est l'auteur. Tout aussi bien d'ailleurs que l'écriture et la signature du fac-simile de la Galerie française, le style de la lettre en trahit l'origine.

Nous ne pouvons combattre l'authenticité de la seconde lettre par des raisons aussi péremptoires; car nous n'en connaissons qu'un texte imprimé, ou plutôt qu'une traduction, insérée dans l'ouvrage intitulé: Lettere di Gregorio Leti (Amsterdam, 1701, tome II, p. 392). Mais bien qu'elle n'ait point paru suspecte à l'érudit qui le premier l'a signalée à l'attention des éditeurs de la Bruyère, elle nous semble presque aussi certainement fausse que la première. Elle est datée de 1678 or à cette époque, où la Bruyère était un avocat obscur, et n'avait pas encore publié une seule ligne, quelle raison aurait eue Leti de solliciter sa protection et son amitié? Comment eût-il déjà pu lui

1. Est-ce bien le 31 janvier, qui est un dimanche ?

2. M. G. Brunet, dans le Bulletin du Bouquiniste du 15 janvier 1865, p. 26.

parler, et cela dans les termes qu'on va lire, de sa réputation littéraire? La réponse attribuée à la Bruyère porte d'ailleurs en elle-même la preuve qu'elle n'est pas de lui. Elle est sans doute de celles que Leti présentait comme traduites par lui du français en italien1, et l'on ne doit pas s'attacher au style même; mais quel air de fausseté dans le ton général de la lettre! Non, ce n'est pas la Bruyère, inême en 1678, qui peut marquer une si grande et si bruyante joie d'avoir reçu une lettre de Leti, et qui veut que «< le monde entier» soit instruit de l'honneur qui lui est fait. Les considérations historiques et politiques ne sont pas davantage dans la manière de la Bruyère. On reconnaît, à chaque ligne, la main de Leti, louant ses ouvrages comme il eût voulu qu'ils fussent loués par les critiques du temps. Sommes-nous seuls à tenir en suspicion le recueil des lettres de Leti? Nullement; car on lit dans le Dictionnaire de Moreri (édition de 1749), à l'article Leti : « En 1700, on imprima un recueil de lettres italiennes sur différents sujets qui sont de M. Leti lui-même. » Dans ses travaux historiques, Leti faisait une part plus large à l'imagination qu'à la vérité, et il ne s'en cachait point?. Au moment où il entreprit la publication de sa correspondance, il était vivement attaqué par Pierre Ricotier : il crut opportun et habile de se prévaloir auprès du public d'amitiés illustres, et livra sans aucun scrupule à l'impression des copies de lettres qui ne lui avaient jamais été écrites.

Nous croyons devoir publier la lettre de la Galerie française qui est censée écrite par la Bruyère à Fontenelle, et qui d'ailleurs est très-courte : comme il en a été fait plusieurs fois usage, il est utile que l'on sache quels détails elle contient, afin qu'on puisse les reconnaître et les écarter lorsqu'on les rencontrera dans une biographie. Il convient plus encore de publier la lettre italienne, puisque la meilleure preuve de sa fausseté en est le texte même. Nous la faisons précéder de la lettre à laquelle elle répond et que Leti prétend avoir écrite en 1678 à la Bruyère. M. G. Brunet a traduit en français, dans le Bulletin du Bouquiniste du 15 janvier 1865, p. 26 et 27, la lettre italienne que Leti a signée du nom de notre auteur.

1. « Ti dò aviso in tanto, lettore, » écrit-il dans l'avertissement au lecteur, «< che molte lettere sono state da me tradotte dall' originale francese, nel quale mi sono state scritte, e che in breve vedranno la luce li due volumi delle stesse lettere in francese, cioè con li originali, e con le traduttioni dell' italiane in Leti mourut en 1701 et ne put mettre à exécution ce projet de publication, que peut-être il n'eut jamais sérieusement.

francese. >>

2. « Real Prencipessa, » dit-il un jour, si on l'en croit, à la Dauphine, au sujet de sa peu véridique histoire de Sixte-Quint, a quel ch'è ben trovato, benche falso, piace più che una relattione mal composta, benchè vera. » (Lettere di Gregorio Leti, tome I, p. 485 et 486.)

I

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LETTRE APOCRYPHE DE LA BRUYÈRE A FONTENELLE.

Versailles, ce 11 décembre 1687.

J'ai été bien sensible à l'hommage de votre livre des Oracles1. Vous venez de montrer2, Monsieur, poëte philosophe et écrivain du premier mérite. Je ne fais pas difficulté de croire qu'il ne vous attire les éloges mérités des gens de goût, l'estime des esprits supérieurs et l'accueil plus flatteur encore d'un public reconnoissant. J'aurois répondu plus tôt à l'obligeante lettre qui l'accompagnoit, sans une paralysie au bras droit que j'ai eue ces jours passés, qui me cause de grandes douleurs, et qui me fait regretter de ne pouvoir vous écrire plus longtemps. Vous assurant, Monsieur, des vœux que je fais pour votre gloire, et de l'amitié avec laquelle je suis bien sincèrement Votre très-affectionné serviteur,

II

LABRUYÈRE.

LETTRE APOCRYPHE DE G. LETI A LA BRUYÈRE.

All' Illustrissimo Signore, padrone colendissimo, il Signor de la Bruyere,

Mio Signore,

Parigi.

Nè io saprei ambire la padronanza e l'amicitia d'un letterato, e d'un Francese di nome più accreditato, et verso di cui maggiore sia l'inclinattione d'acquistar la gratia d'un tanto sogetto; nè V. S. I. trovare huomo alcuno nel mondo che habbia maggior zelo nell' honorarla, e nel stimarla. Molti sono li litterati che m'hanno scritto del suo singolar merito nel cielo litterario con i dovuti elogi; ed infiniti quei che m'hanno fatto honorevoli raporti delle sue gentilissime maniere di procedere con tutti. Dopo haver voluto la mia buona fortuna, che di tali informationi s'arricchisse il mio spirito, troverà forse strano la sua cortese humanità, che io riccorra alla sorsa ed al fondo de' tesori?

1. La première édition de l'Histoire des Oracles, de Fontenelle, parut, sans nom d'auteur, en 1687.

2. Soit par distraction, soit à dessein et pour donner un air de vérité à la lettre, le faussaire a omis un mot, à la fin de la seconde ligne : «<< de vous montrer. » — Quatre lignes plus loin, droit est en interligne, et le participe eue est sans accord (que j'ai eu).

3. Nous suivons, dans ces lettres italiennes, l'orthographe de l'édition originale: Lettere di Gregorio Leti, Amsterdam, 1701, tome II, lettres CXIX et cxx, p. 390-394.

Sò che non hò merito per l'acquisto d'una corrispondenza d'un gentil' huomo letterato, alla quale aspirano con sommo desio gli stranieri, e ne godono il possesso con infinitissimo piacere i cittadini. Ma Ubi abundat iniquitas, ibi superabundat et gratia'.

Confido dunque che V. S. I. non troverà strano questo mio ardire di consegrarle in cotesto mio primo, ma tanto più reverente foglio, una servitù delle più humili, con la certezza che a' defetti de' miei talenti si farà innanzi per dissiparli la virtù pretiosissima del suo animo nobile. Sò che la mià servitù gli sarà del tutto inutile, sia nello spirito, sia nel corpo, e per la debolezza delle mie forze, e per la mancanza di quelle lumiere che alimentano il comercio trà letterati; ma sò ancora che nella generosità del suo cuore non regna interesse, ma affetto, ed una sincera inclinattione d'accogliere tutti, e di non disprezzare nissuno. Non stimo bene d'avanzar più oltre le mie importunità con altre espressioni, sino che haverò la fortuna d'intendere che mi farà la gratia d'aggradire che io viva,

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Il suo nome ed il suo spirito m'erano pienamente conosciuti, e sarebbe cosa difficile di non esser del tutto straniere nella Republica di lettere, per poter ignorare il luogo che V. S. tiene in questa. Ma ben si questo è vero, che io ignorava sino a qual grado arrivasse la sua amorevolissima bontà, e la mia sorte hà voluto che ne venissi instrutto dalla lettera amorevolissima che m'ha fatto la gratia di scrivermi. Bisogna che tal sua bontà sia straordinaria per poter giungere sino alla mia persona, e posso ben' assicurarla di questo, che nel corso della mia vita, non sono stato mai nè più sorpreso nè più sodisfatto. Se pure è vero che V. S. consente che io entri nel numero de' suoi amici, darò principio ad haver qualche picciola stima di me stesso già che infinitamente la stimo.

Ma, carissimo mio Signore, io non devo in maniera alcuna dubitare della sua sincerità, che però da questo momento istesso entro a considerar la sua amicitia, come una particolar beneficenza che da Lei ricevo, la quale m'accusarebbe d'una estrema ingratitudine, se io non procurassi di metter tutte le mie applicattioni maggiori per rendermene degno ed a ben conservarmela. Stimo a mia somma gloria, che a tutto il mondo sia noto l'honore che

1. Voyez l'Épître de saint Paul aux Romains, chapitre v, verset 20.

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