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ni courtisans, ni dévoués à la faveur, ni intéressés, ni adulateurs; qu'au contraire ils sont sincères, et qu'ils ont dit naïvement ce qu'ils pensoient du plan, du style et des expressions de mon remerciement à l'Académie françoise. Mais on ne manquera pas d'insister et de leur dire que le jugement de la cour et de la ville, des grands et du peuple, lui a été favorable. Qu'importe? Ils répliqueront avec confiance que le public a son goût, et qu'ils ont le leur réponse qui ferme la bouche et qui termine tout différend. Il est vrai qu'elle m'éloigne de plus en plus de vouloir leur plaire par aucun de mes écrits; car si j'ai un peu de santé avec quelques années de vie, je n'aurai plus d'autre ambition que celle de rendre, par des soins assidus et par de bons conseils, mes ouvrages tels qu'ils puissent toujours partager les Théobaldes et le public.

DISCOURS

PRONONCÉ DANS

L'ACADÉMIE FRANÇOISE

LE LUNDI QUINZIÈME JUIN 1693.

MESSIEURS,

Il seroit difficile d'avoir l'honneur de se trouver au milieu de vous, d'avoir devant ses yeux l'Académie françoise, d'avoir lu l'histoire de son établissement, sans penser d'abord à celui à qui elle en est redevable1, et sans se persuader qu'il n'y a rien de plus naturel, et qui doive moins vous déplaire, que d'entamer ce tissu de louanges qu'exigent le devoir et la coutume, par quelques traits où ce grand cardinal soit reconnoissable, et qui en renouvellent la mémoire.

Ce n'est point un personnage qu'il soit facile de rendre ni d'exprimer par de belles paroles ou par de riches figures, par ces discours moins faits pour relever le mérite de celui que l'on veut peindre, que pour montrer tout le feu et toute la vivacité de l'orateur. Suivez le règne de Louis le Juste : c'est la vie du cardinal de Richelieu, c'est son éloge et celui du prince qui l'a mis en œuvre. Que pourrois-je ajouter à des faits encore récents et si

1. Le cardinal de Richelieu.

mémorables? Ouvrez son Testament politique', digérez cet ouvrage : c'est la peinture de son esprit; son âme toute entière s'y développe; l'on y découvre le secret de sa conduite et de ses actions; l'on y trouve la source et la vraisemblance de tant et de si grands événements qui ont paru sous son administration : l'on y voit sans peine qu'un homme qui pense si virilement et si juste a pu agir sûrement et avec succès, et que celui qui a achevé de si grandes choses, ou n'a jamais écrit, ou a dù écrire comme il a fait.

Génie fort et supérieur, il a su tout le fond et tout le mystère du gouvernement; il a connu le beau et le sublime du ministère; il a respecté l'étranger, ménagé les couronnes, connu le poids de leur alliance; il a opposé des alliés à des ennemis; il a veillé aux intérêts du dehors, à ceux du dedans. Il n'a oublié que les siens : une vie laborieuse et languissante, souvent exposée, a été le prix d'une si haute vertu; dépositaire des trésors de son maître, comblé de ses bienfaits, ordonnateur, dispensateur de ses finances, on ne sauroit dire qu'il est mort riche.

Le croiroit-on, Messieurs? cette âme sérieuse et austère, formidable aux ennemis de l'État, inexorable aux factieux, plongée dans la négociation, occupée tantôt à affoiblir le parti de l'hérésie, tantôt à déconcerter une ligue, et tantôt à méditer une conquête, a trouvé le loisir d'être savante, a goûté les belles-lettres et ceux qui en faisoient profession. Comparez-vous, si vous l'osez, au grand Richelieu, hommes dévoués à la fortune, qui par le succès de vos affaires particulières, vous jugez dignes que l'on vous confie les affaires publiques; qui vous donnez pour des génies heureux et pour de bonnes têtes; qui

1. Testament politique d'Armand du Plessis, cardinal de Richelieu, etc. Amsterdam, 1688.

dites que vous ne savez rien, que vous n'avez jamais lu, que vous ne lirez point, ou pour marquer l'inutilité des sciences, ou pour paroître ne devoir rien aux autres, mais puiser tout de votre fonds'. Apprenez que le cardinal de Richelieu a su, qu'il a lu : je ne dis pas qu'il n'a point eu d'éloignement pour les gens de lettres, mais qu'il les a aimés, caressés, favorisés, qu'il leur a ménagé des priviléges, qu'il leur destinoit des pensions, qu'il les a réunis en une Compagnie célèbre, qu'il en a fait l'Académie françoise. Oui, hommes riches et ambitieux, contempteurs de la vertu, et de toute association qui ne roule pas sur les établissements et sur l'intérêt, celle-ci est une des pensées de ce grand ministre, né homme d'État, dévoué à l'État, esprit solide, éminent, capable dans ce qu'il fai· soit des motifs les plus relevés et qui tendoient au bien public comme à la gloire de la monarchie; incapable de concevoir jamais rien qui ne fùt digne de lui, du prince qu'il servoit, de la France, à qui il avoit consacré ses méditations et ses veilles.

Il savoit quelle est la force et l'utilité de l'éloquence, la puissance de la parole qui aide la raison et la fait valoir, qui insinue aux hommes la justice et la probité, qui porte dans le cœur du soldat l'intrépidité et l'audace, qui calme les émotions populaires, qui excite à leurs devoirs les compagnies entières ou la multitude. Il n'ignoroit pas quels sont les fruits de l'histoire et de la poésie, quelle est la nécessité de la grammaire, la base et le fondement des autres sciences; et que pour conduire ces choses à un degré de perfection qui les rendît avantageuses à la République, il falloit dresser le plan d'une compagnie où la vertu seule fùt admise, le mérite placé, l'esprit et le savoir rassemblés par des suffrages.

1. Voyez ci-dessus, p. 434 et 435, et p. 466.

N'allons pas plus loin: voilà, Messieurs, vos principes et votre règle1, dont je ne suis qu'une exception.

Rappelez en votre mémoire, la comparaison ne vous sera pas injurieuse, rappelez ce grand et premier concile où les Pères qui le composoient étoient remarquables chacun par quelques membres mutilés, ou par les cicatrices qui leur étoient restées des fureurs de la persécution; ils sembloient tenir de leurs plaies le droit de s'asseoir dans cette assemblée générale de toute l'Église : il n'y avoit aucun de vos illustres prédécesseurs qu'on ne s'empressat de voir, qu'on ne montrât dans les places, qu'on ne désignàt par quelque ouvrage fameux qui lui avoit fait un grand nom, et qui lui donnoit rang dans cette Académie naissante qu'ils avoient comme fondée. Tels étoient ces grands artisans de la parole, ces premiers maîtres de l'éloquence françoise; tels vous êtes, Messieurs, qui ne cédez ni en savoir ni en mérite à nul de ceux qui vous ont précédés.

L'un 2, aussi correct dans sa langue que s'il l'avoit apprise par règles et par principes, aussi élégant dans les langues étrangères que si elles lui étoient naturelles, en

1. VAR. (édition et recueil Coignard et édition Michallet) : voilà vos principes, Messieurs, et votre règle.

2. Tous les commentateurs disent que la Bruyère parle ici de l'abbé de Choisy, traducteur des Psaumes et de l'Imitation de Jésus-Christ; nous-même l'avons répété dans notre tome I (p. 532, note xvIII); mais l'éloge ne peut convenir à Choisy, qui tout en comprenant le portugais et en sachant quelques mots siamois, ne devait parler correctement d'autre langue étrangère que l'italien, si je ne me trompe, et qui d'ailleurs n'a jamais écrit qu'en français. Il s'agit évidemment du secrétaire perpétuel de l'Académie, l'abbé Regnier des Marais (1632-1713), qui était l'un des principaux auteurs du Dictionnaire de l'Académie et devait bientôt commencer la préparation de sa Grammaire françoise, savait parfaitement l'italien et l'espagnol, et avait traduit de cette dernière langue (1676) la Pratique de la perfection chrétienne du P. Rodriguez. Il fut poëte en diverses langues : un re

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