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pointilleux, capricieux : « c'est son humeur, » n'est pas l'excuser, comme on le croit, mais avouer sans y penser que de si grands défauts sont irrémédiables. (ÉD. 4.)

Ce qu'on appelle humeur est une chose trop négligée parmi les hommes : ils devroient comprendre qu'il ne leur suffit pas d'être bons, mais qu'ils doivent encore paroître tels, du moins s'ils tendent à être sociables, capables d'union et de commerce, c'est-à-dire à être des hommes. L'on n'exige pas des âmes malignes qu'elles aient de la douceur et de la souplesse; elle ne leur manque jamais, et elle leur sert de piége pour surprendre les simples, et pour faire valoir leurs artifices: l'on desireroit de ceux qui ont un bon cœur qu'ils fussent toujours pliants, faciles, complaisants; et qu'il fût moins vrai quelquefois que ce sont les méchants qui nuisent, et les bons qui font souffrir. (ÉD. 4.)

Le commun des hommes va1 de la colère à l'injure. Quelques-uns en usent autrement ils offensent, et puis ils se fâchent; la surprise où l'on est toujours de ce procédé ne laisse pas de place au ressentiment. (ÉD. 4.)

Les hommes ne s'attachent pas assez à ne point manquer les occasions de faire plaisir : il semble que l'on n'entre dans un emploi que pour pouvoir obliger et n'en rien faire; la chose la plus prompte et qui se présente d'abord, c'est le refus, et l'on n'accorde que par réflexion.

Sachez précisément ce que vous pouvez attendre des

1. VAR. (édit. 4 et 5); Le commun des hommes vont. La 4o édition de Lyon (Thomas Amaulry, 1689) est la première où le singulier va soit substitué au pluriel vont.

hommes en général, et de chacun d'eux en particulier, et jetez-vous ensuite dans le commerce du monde. (ED. 8.)

Si la pauvreté est la mère des crimes, le défaut d'es- 13. prit en est le père. (ÉD. 4.)

Il est difficile qu'un fort malhonnête homme ait assez 14. d'esprit un génie qui est droit et perçant conduit enfin à la règle, à la probité, à la vertu. Il manque du sens et de la pénétration à celui qui s'opiniâtre dans le mauvais comme dans le faux : l'on cherche en vain à le corriger par des traits de satire qui le désignent aux autres, et où il ne se reconnoît pas lui-même; ce sont des injures dites à un sourd. Il seroit desirable pour le plaisir des honnêtes gens et pour la vengeance publique, qu'un coquin ne le fut pas au point d'être privé de tout sentiment.

Il y a des vices que nous ne devons à personne, que nous apportons en naissant, et que nous fortifions par l'habitude; il y en a d'autres que l'on contracte, et qui nous sont étrangers. L'on est né quelquefois avec des mœurs faciles, de la complaisance, et tout le desir de plaire; mais par les traitements que l'on reçoit de ceux avec qui l'on vit ou de qui l'on dépend, l'on est bientôt jeté hors de ses mesures, et même de son naturel : l'on a des chagrins et une bile que l'on ne se connoissoit point, l'on se voit une autre complexion, l'on est enfin étonné de se trouver dur et épineux.

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L'on demande pourquoi tous les hommes ensemble ne 16. composent pas comme une seule nation, et n'ont point voulu parler une même langue, vivre sous les mêmes lois, convenir entre eux des mêmes usages et d'un même

LA BRUYÈRE. II

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culte; et moi, pensant à la contrariété des esprits, des goûts et des sentiments, je suis étonné de voir jusques à sept ou huit personnes se rassembler sous un même toit, dans une même enceinte, et composer une seule famille1. (ÉD. 2.)

Il y a d'étranges pères, et dont toute la vie ne semble occupée qu'à préparer à leurs enfants des raisons de se consoler de leur mort.

Tout est étranger dans l'humeur, les mœurs et les manières de la plupart des hommes. Tel a vécu pendant toute sa vie chagrin, emporté, avare, rampant, soumis, laborieux, intéressé, qui étoit né gai, paisible, paresseux, magnifique, d'un courage fier et éloigné de toute bassesse les besoins de la vie, la situation où l'on se trouve, la loi de la nécessité forcent la nature et y causent ces grands changements. Ainsi tel homme au fond et en lui-même ne se peut définir : trop de choses qui sont hors de lui l'altèrent, le changent, le bouleversent; il n'est point précisément ce qu'il est ou ce qu'il paroît être.

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La vie est courte et ennuyeuse : elle se passe toute à desirer. L'on remet à l'avenir son repos et ses joies, à cet

1. Cette remarque avait paru dans la re édition sous la forme suivante: « Pénétrant à fond la contrariété des esprits, des goûts et des sentiments, je suis bien plus émerveillé de voir que les milliers d'hommes qui composent une nation se trouvent rassemblés en un même pays pour parler une même langue, vivre sous les mêmes lois, convenir entre eux d'une même coutume, des mêmes usages et d'un même culte, que de voir diverses nations se cantonner sous les différents climats qui leur sont distribués, et se partager sur toutes ces choses. >

2. VAR. (édit. 1-3): et dont toute la vie semble n'être occupée. 3. VAR. (édit. I et certains exemplaires de 2): trop de choses sont hors de lui qui l'altèrent.

åge souvent où les meilleurs biens ont déjà disparu, la santé et la jeunesse. Ce temps arrive, qui nous surprend encore dans les desirs; on en est là, quand la fièvre nous saisit et nous éteint: si l'on eût guéri, ce n'étoit que pour desirer plus longtemps'.

Lorsqu'on desire, on se rend à discrétion à celui de 20. qui l'on espère : est-on sûr d'avoir, on temporise, on parlemente, on capitule. (ÉD. 8.)

Il est si ordinaire à l'homme de n'être pas heureux, et si essentiel à tout ce qui est un bien d'être acheté par mille peines, qu'une affaire qui se rend facile devient suspecte. L'on comprend à peine, ou que ce qui coûte si peu puisse nous être fort avantageux, ou qu'avec des mesures justes l'on doive si aisément parvenir à la fin que

1. « Nous ne sommes iamais chez nous; nous sommes tousiours au delà : la crainte, le desir, l'esperance nous eslancent vers l'aduenir, et nous desrobbent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri anxius*. » (Montaigne, Essais, livre I, chapitre III, tome I, p. 18, édition Furne, 1865.) « Et ainsi, le présent ne nous satisfaisant jamais, l'espérance nous pipe, et de malheur en malheur, nous mène jusqu'à la mort, qui en est un comble éternel.» (Pascal, Pensées, édition Havet, 1866, article VIII, 2.) -‹ Que chacun examine ses pensées, avait encore dit Pascal (article III, 5), il les trouvera toujours occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent; et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir, Le présent n'est jamais notre fin le passé et le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »

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Elle est si bonne, écrit Mme de Sévigné en parlant d'une affaire (lettre du 4 mars 1676, tome IV, p. 373), que nous ne croyons pas possible qu'elle puisse réussir. »

Sénèque, épure xcviii.

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l'on se propose. L'on croit mériter les bons succès, mais n'y devoir compter que fort rarement.

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L'homme qui dit qu'il n'est pas né heureux pourroit du moins le devenir par le bonheur de ses amis ou de ses proches. L'envie lui ôte cette dernière ressource. (Éd. 4.)

Quoi que j'aie pu dire ailleurs', peut-être que les affligés ont tort. Les hommes semblent être nés pour l'infortune, la douleur et la pauvreté; peu en échappent; et comme toute disgrace peut leur arriver, ils devroient être préparés à toute disgrâce. (Éd. 6.)

Les hommes ont tant de peine à s'approcher sur les affaires, sont si épineux sur les moindres intérêts, si hérissés de difficultés, veulent si fort tromper et si peu être trompés, mettent si haut ce qui leur appartient, et si bas ce qui appartient aux autres, que j'avoue que je ne sais par où et comment se peuvent conclure les mariages, les contrats, les acquisitions, la paix, la trêve, les traités, les alliances.

A quelques-uns l'arrogance tient lieu de grandeur, l'inhumanité de fermeté, et la fourberie d'esprit. (Éd. 5.) Les fourbes croient aisément que les autres le sont; ils ne peuvent guère être trompés, et ils ne trompent pas longtemps.

1. Ce paragraphe n'a été séparé du précédent qu'à partir de la 7° édition.

2. Voyez tome I, p. 236, no 63: « Combien de belles et inutiles raisons, etc. »

3. VAR. (édit. 1): Ceux qui sont fourbes croient aisément que les autres le sont; ils ne peuvent guère être trompés ni tromper .

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