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cendre avec lui, traverse plusieurs cours, entre dans les salles, en sort; il va, il revient sur ses pas; il regarde enfin celui qu'il traîne après soi depuis un quart d'heure : il est étonné que ce soit lui, il n'a rien à lui dire, il lui quitte la main, et tourne d'un autre côté. Souvent il vous interroge, et il est déjà bien loin de vous quand vous songez à lui répondre; ou bien il vous demande en courant comment se porte votre père, et comme vous lui dites qu'il est fort mal, il vous crie qu'il en est bien aise1. Il vous trouve quelque autre fois sur son chemin: Il est ravi de vous rencontrer; il sort de chez vous pour vous entretenir d'une certaine chose; il contemple votre main : « Vous avez là, dit-il, un beau rubis; est-il balais? » il vous quitte et continue sa route : voilà l'affaire importante dont il avoit à vous parler. Se trouve-t-il en campagne, il dit à quelqu'un qu'il le trouve heureux d'avoir pu se dérober à la cour pendant l'automne, et d'avoir passé dans ses terres tout le temps de Fontainebleau; il tient à d'autres d'autres discours; puis revenant à celui-ci : « Vous avez eu, lui dit-il, de beaux jours à Fontainebleau; vous y avez sans doute beaucoup chassé3. » Il commence ensuite un conte qu'il oublie d'achever; il rit en lui-même, il éclate d'une chose qui lui passe par l'esprit, il répond à sa pensée, il

1. « Ou bien il vous demande, etc........ qu'il en est bien aise, » trait ajouté dans la 8o édition.

2. La cour, à cette époque, passait habituellement le mois d'octobre à Fontainebleau. Le Roi y chassait presque tous les jours, et le duc de Bourgogne tous les jours.

3. Toute cette phrase, depuis les mots : « Se trouve-t-il en campagne,» a été ajoutée dans la 8e édition. De là, dans cette même edition, la modification du début de la phrase qui suit : voyez la note suivante.

4. VAR. (édit. 6 et 7) : Se trouve-t-il en compagnie, il commence un conte qu'il oublie d'achever.

chante entre ses dents, il siffle, il se renverse dans une chaise, il pousse un cri plaintif, il bàille, il se croit seul. S'il se trouve à un repas, on voit le pain se multiplier insensiblement sur son assiette : il est vrai que ses voisins en manquent, aussi bien que de couteaux et de fourchettes, dont il ne les laisse pas jouir longtemps. On a inventé aux tables une grande cueillère1 pour la commodité du service: il la prend, la plonge dans le plat, l'emplit, la porte à sa bouche, et il ne sort pas d'étonnement de voir répandu sur son linge et sur ses habits le potage qu'il vient d'avaler. Il oublie de boire pendant tout le dîner; ou s'il s'en souvient, et qu'il trouve que l'on lui donne trop de vin, il en flaque plus de la moitié au visage de celui qui est à sa droite; il boit le reste tranquillement, et ne comprend pas pourquoi tout le monde éclate de rire de ce qu'il a jeté à terre ce qu'on lui a versé de trop. Il est un jour retenu au lit pour quelque incommodité: on lui rend visite; il y a un cercle d'hommes et de femmes dans sa ruelle qui l'entretiennent, et en leur présence il soulève sa couverture et crache dans ses draps. On le mène aux Chartreux; on lui fait voir un cloître orné d'ouvrages, tous de la main d'un excellent peintre3; le religieux qui les lui explique parle de saint BRUNO, du chanoine et de son aventure, en fait une longue histoire, et la montre dans l'un de ses

1. C'est ainsi que le mot est écrit dans toutes les éditions du dixseptième siècle.

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2. VAR. (édit. 7): par quelque incommodité. - La phrase: « Il est un jour retenu au lit, etc., jusqu'à ces mots : « crache dans ses draps, a été ajoutée dans la 7o édition.

3. La Bruyère veut parler des vingt-deux tableaux qu'Eustache le Sueur avaient peints pour le cloître des Chartreux, et où il avait représenté l'histoire de saint Bruno. La plus grande partie de ces tableaux est conservée au Louvre. - Le couvent des Chartreux était, comme l'on sait, voisin du Luxembourg.

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tableaux': Ménalque, qui pendant la narration est hors du cloître, et bien loin au delà, y revient enfin, et demande au père si c'est le chanoine ou saint Bruno qui est damné. Il se trouve par hasard avec une jeune veuve; il lui parle de son défunt mari, lui demande comment il est mort; cette femme, à qui ce discours renouvelle ses douleurs, pleure, sanglote, et ne laisse pas de reprendre tous les détails de la maladie de son époux, qu'elle conduit depuis la veille de sa fièvre, qu'il se portoit bien, jusqu'à l'agonie: Madame, lui demande Ménalque, qui l'avoit apparemment écoutée avec attention, n'aviezvous que celui-là? Il s'avise un matin de faire tout hater dans sa cuisine, il se lève avant le fruit', et prend congé de la compagnie : on le voit ce jour-là en tous les endroits de la ville, hormis en celui où il a donné un rendez-vous précis pour cette affaire qui l'a empêché de dîner, et l'a fait sortir à pied, de peur que son carrosse ne le fit attendre. L'entendez-vous crier, gronder, s'emporter contre l'un de ses domestiques? il est étonné de ne le point voir: « Où peut-il être ? dit-il; que fait-il? qu'est-il devenu? qu'il ne se présente plus devant moi, je le chasse dès à cette heure. » Le valet arrive, à qui il demande fièrement d'où il vient; il lui répond qu'il vient de l'endroit où il l'a envoyé, et il lui rend un fidèle

1. VAR. (édit. 7) : dans un de ses tableaux. — L'aventure dont il s'agit, reproduite dans le troisième tableau de le Sueur, est le miracle qui, suivant la légende, détermina saint Bruno à se retirer du monde: on allait ensevelir un éloquent et savant chanoine de Paris; pendant les funérailles, le mort se dressa, s'écria qu'il était damné, puis s'affaissa dans sa bière. Saint Bruno, fondateur de l'ordre des Chartreux, est mort en 1101.

2. On lit dans la 6e édition : « Il s'avise un matin de faire tout håter dans sa cuisine, il ne se mettra jamais assez tót à table, il se lève avant le fruit, etc. Peut-être le membre de phrase souligné a-t-il été oublié par l'imprimeur dans la 7o édition.

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compte de sa commission. Vous le prendriez souvent pour tout ce qu'il n'est pas pour un stupide, car il n'écoute point, et il parle encore moins; pour un fou, car outre qu'il parle tout seul, il est sujet à de certaines grimaces et à des mouvements de tête involontaires; pour un homme fier et incivil, car vous le saluez, et il passe sans vous regarder, ou il vous regarde sans vous rendre le salut; pour un inconsidéré, car il parle de banqueroute au milieu d'une famille où il y a cette tache, d'exécution et d'échafaud devant un homme dont le père y a monté, de roture devant des roturiers qui sont riches et qui se donnent pour nobles. De même il a dessein d'élever auprès de soi un fils naturel sous le nom et le personnage d'un valet; et quoiqu'il veuille le dérober à la connoissance de sa femme et de ses enfants, il lui échappe de l'appeler son fils dix fois le jour. Il a pris aussi la résolution de marier son fils à la fille d'un homme d'affaires, et il ne laisse pas de dire de temps en temps, en parlant de sa maison et de ses ancêtres, que les Ménalques ne se sont jamais mésalliés. Enfin il n'est ni présent ni attentif dans une compagnie à ce qui fait le sujet de la conversation. Il pense et il parle tout à la fois, mais la chose dont il parle est rarement celle à laquelle il pense; aussi ne parle-t-il guère conséquemment et avec suite: où il dit non, souvent il faut dire oui, et où il dit oui, croyez qu'il veut dire non; il a, en vous répondant si juste, les yeux fort ouverts, mais il ne s'en sert point: il ne regarde ni vous ni personne, ni rien qui soit au monde. Tout ce que vous pouvez tirer de lui, et encore dans le temps qu'il est le plus appliqué et d'un meilleur commerce, ce sont ces mots : Oui vraiment; C'est vrai; Bon! Tout de bon? Oui-da! Je pense qu'oui; Assurément; Ah! ciel!

1. VAR. (édit. 6): à certaines grimaces.

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et quelques autres monosyllabes qui ne sont pas même placés à propos. Jamais aussi il n'est avec ceux avec qui il paroît être : il appelle sérieusement son laquais Monsieur; et son ami, il l'appelle la Verdure; il dit Votre Révérence à un prince du sang, et Votre Altesse à un jésuite. Il entend la messe : le prêtre vient à éternuer; il lui dit Dieu vous assiste! Il se trouve avec un magistrat1 cet homme, grave par son caractère, vénérable par son age et par sa dignité, l'interroge sur un événement et lui demande si cela est ainsi; Ménalque lui répond Oui, Mademoiselle'. Il revient une fois de la campagne ses laquais en livrées entreprennent de le voler et y réussissent; ils descendent de son carrosse, lui portent un bout de flambeau sous la gorge3, lui demandent la bourse, et il la rend. Arrivé chez soi, il raconte son aventure à ses amis, qui ne manquent pas de l'interroger sur les circonstances, et il leur dit : Demandez à mes gens, ils y étoient. (ÉD. 6.)

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L'incivilité n'est pas un vice de l'àme, elle est l'effet de 8. plusieurs vices de la sotte vanité, de l'ignorance de ses devoirs, de la paresse, de la stupidité, de la distraction, du mépris des autres, de la jalousie. Pour ne se répandre que sur les dehors, elle n'en est que plus haïssable, parce que c'est toujours un défaut visible et manifeste. Il est vrai cependant qu'il offense plus ou moins, selon la cause qui le produit. (ÉD. 4.)

Dire d'un homme colère, inégal, querelleux, chagrin, 9.

1. VAR. (édit. 6): Il se trouve avec un grand magistrat.

2. Le caractère de Ménalque finit ici dans la 6e édition. Le reste

a été ajouté dans la 7o.

3. Lui portent un bout de flambeau sous la gorge, membre de phrase ajoute dans la 8 édition.

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