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DE L'HOMME.

1

Ne nous emportons point contre les hommes en voyant 1. leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l'amour d'eux-mêmes, et l'oubli des autres : ils sont ainsi faits, c'est leur nature, c'est ne pouvoir supporter que la pierre tombe ou que le feu s'élève'.

Les hommes en un sens ne sont point légers, ou ne le sont que dans les petites choses. Ils changent leurs habits, leur langage, les dehors, les bienséances; ils changent de goût quelquefois : ils gardent leurs mœurs toujours mauvaises, fermes et constants dans le mal, ou dans l'indifférence pour la vertu.

2.

Le stoïcisme est un jeu d'esprit et une idée semblable 3. à la République de Platon. Les stoïques ont feint qu'on pouvoit rire dans la pauvreté; être insensible aux injures, à l'ingratitude, aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente qui ne devoit ni réjouir ni rendre triste; n'être vaincu3 ni par le plaisir ni par ia

1. VAR. (édit. I et certains exemplaires de 2) : l'amour qu'ils ont pour eux-mêmes, et l'oubli où ils sont des autres.

2. Oui, je vois ces défauts, dont votre âme murmure, Comme vices unis à l'humaine nature;

Et mon esprit enfin n'est pas plus offensé

De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,

Que de voir des vautours affamés de carnage,

Des singes malfaisants et des loups pleins de rage.

(Molière, le Misanthrope, acte I, scène 1, vers 173-178.)

3. VAR. (édit. 4-6): ne pouvoir être vaincu.

douleur1; sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir, ni jeter une seule larme; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l'appeler un sage. Ils ont laissé à l'homme tous les défauts qu'ils lui ont trouvés, et n'ont presque relevé aucun de ses foibles. Au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l'en corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une perfection et d'un héroïsme dont il n'est point capable, et l'ont exhorté à l'impossible. Ainsi le sage qui n'est pas', ou qui n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux : ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë ne sauroient lui arracher une plainte; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l'entraîner dans leur chute, et il demeureroit ferme sur les ruines de l'univers pendant que l'homme qui est en effet sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration pour un chien perdu ou pour une porcelaine qui est en pièces. (ÉD. 4.)

:

1. La ge édition a ici une faute évidente: douceur, pour douleur. 2. VAR. (édit. 4 et 5): qui n'est point.

3. Réminiscence d'Horace (livre III, ode 11, vers 7 et 8):

Si fractus illabatur orbis,
Impavidum ferient ruinæ.

4. Dans son intéressante Étude sur la Bruyère et Malebranche (Paris, 1866, p. 67-72), M. Auguste Damien rapproche de cette condamnation du stoïcisme les attaques réitérées que Malebranche a dirigées contre les stoïciens, et particulièrement une partie du passage suivant, dont le souvenir semble se retrouver dans la remarque de la Bruyère

« Qu'y a-t-il de plus pompeux et de plus magnifique que l'idée qu'il nous donne de son sage, dit Malebranche en parlant de Sénèque, mais qu'y a-t-il au fond de plus vain et de plus imaginaire? Le portrait qu'il fait de Caton est un trop beau portrait pour être naturel.... Caton étoit un homme sujet à la misère des hommes: il

Inquiétude d'esprit, inégalité d'humeur, inconstance 4. de cœur, incertitude de conduite : tous vices de l'âme, mais différents, et qui avec tout le rapport qui paroît entre eux, ne se supposent pas toujours l'un l'autre dans un même sujet. (ÉD. 4.)

Il est difficile de décider si l'irrésolution rend l'homme plus malheureux que méprisable; de même s'il y a tou

n'étoit point invulnérable, c'est une idée; ceux qui le frappoient le blessoient; il n'avoit ni la dureté du diamant, que le fer ne peut briser, ni la fermeté des rochers, que les flots ne peuvent ébranler, comme Sénèque le prétend; en un mot, il n'étoit point insensible; et le même Sénèque se trouve obligé d'en tomber d'accord, lorsque son imagination s'est un peu calmée, et qu'il fait davantage de réflexion à ce qu'il dit.

Mais quoi donc? n'accordera-t-il pas que son sage peut devenir misérable, puisqu'il accorde qu'il n'est pas insensible à la douleur? Non sans doute, la douleur de son sage ne le blesse pas; la crainte de la douleur ne l'agite pas; son sage est au-dessus de la fortune et de la malice des hommes; ils ne sont pas capables de l'inquiéter. Il n'y a point de murailles et de tours dans les plus fortes places que les béliers et les autres machines ne fassent trembler, et ne renversent avec le temps; mais il n'y a point de machines assez puissantes pour ébranler l'esprit ferme de son sage.... Les Dieux mêmes peuvent être accablés sous les ruines de leurs temples, mais son sage n'en sera pas accablé; ou plutôt s'il en est accablé, il n'est pas possible qu'il en soit blessé....

a Voilà jusqu'où l'imagination vigoureuse de Sénèque emporte sa foible raison. Mais se peut-il faire que des hommes qui sentent continuellement leurs misères et leurs foiblesses puissent tomber dans des sentiments si fiers et si vains que ceux de cet auteur? Un homme raisonnable peut-il jamais se persuader que sa douleur ne le touche et ne le blesse pas ? Et Caton, tout sage et tout fort qu'il étoit, pouvoit-il souffrir sans quelque inquiétude ou au moins sans quelque distraction, je ne dis pas les injures atroces d'un peuple enragé qui le traine, qui le dépouille et qui le maltraite de coups, mais les piqures d'une simple mouche?..... » (De la Recherche de la vérité, livre II, 3e partie, chapitre Iv, tome I, p. 306-310, édition de 1675; voyez de plus livre I, chapitre xvII, § 3; livre IV, chapitre x; livre V, chapitres II et IV.)

5.

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