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En effet, ils ne boivent que de l'eau, ils s'éclairent et font la soupe avec de l'huile de navette, ils ne goûtent jamais de beurre, ils s'habillent de la laine de leurs ouailles et du chanvre qu'ils cultivent; ils n'achètent rien, sauf la main-d'œuvre des toiles et serges dont ils fournissent la matière. Dans une autre métairie sur les confins de la Marche et du Berry, les 46 colons coûtent moins encore, car chacun d'eux ne consomme que pour 25 francs par an. Jugez de la part exorbitante que s'adjugent l'Église et l'État, puisque, avec des frais de culture si minimes, le propriétaire trouve dans sa poche, à la fin de l'année, 6 ou 8 sous par arpent, sur quoi, lorsqu'il est roturier, il doit encore payer les redevances à son seigneur, mettre pour la milice à la bourse commune, acheter son sel de devoir, faire sa corvée, et le reste. Vers la fin du règne de Louis XV, en Limousin, dit Turgot', le roi, à lui seul, tire « à peu près autant de la terre que le propriétaire. 11 y a telle élection, celle de Tulle, où il prélève 56 1/2 pour 100 du produit; il n'en reste à l'autre que 43 1/2; par suite, << une multitude de domaines y sont abandonnés. » Et ne croyez pas qu'avec le temps la charge devienne moins pesante, ou que, dans les autres provinces, le cultivateur soit mieux traité. A cet égard les documents sont authentiques et presque de la dernière heure. Il suffit de relever les procès-verbaux des assemblées provinciales tenues en 1787 pour apprendre en chiffres officiels jusqu'à quel point le fisc peut abuser des hommes qui travaillent, et leur ôter de la bouche le pain qu'ils ont gagné à la sueur de leur front.

1. Collection des économistes, I, 551, 562.

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II

Il ne s'agit ici que de l'impôt direct, tailles, accessoires, capitation taillable, vinglièmes, taxe pécuniaire substituée à la corvée'. En Champagne, sur cent livres de revenu, le contribuable paye 54 livres 15 sous à l'ordinaire et 71 livres 13 sous dans plusieurs paroisses'. Dans l'Ile-de-France, « soit un habitant taillable de village,

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propriétaire de vingt arpents de terre qu'il exploite lui» même et qui sont évalués à 10 livres de revenu par arpent; on le suppose aussi propriétaire de la maison qu'il habite et dont le prix de location est évalué à << 40 livres. » Ce taillable paye pour sa taille réelle, personnelle et industrielle 35 livres 14 sous, pour les accessoires de la taille 17 livres 17 sous, pour sa capitation 21 livres 8 sous, pour ses vingtièmes 24 livres 4 sous, en tout, 99 livres 3 sous, à quoi il faut ajouter environ 5 livres pour le remplacement de la corvée, en tout 104 livres pour un bien qu'il louerait 240 livres, plus des cinq douzièmes de son revenu. C'est bien pis, si l'on fait le compte pour les généralités pauvres. Dans la HauteGuyenne', << tous les fonds de terre sont taxés, pour la

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taille, les accessoires et les vingtièmes, à plus du quart du revenu, déduction faite seulement des frais de cul

1. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale de Champagne, (1787),

P. 240.

2. Cf. Notice historique sur la Révolution dans le département de l'Eure, par Boivin - Champeaux, p. 37. Cahier de la paroisse d'Épreville : sur 100 francs de rente, le Trésor prend 25 livres pour la taille, 16 pour les accessoires, 15 pour la capitation, 11 pour les vingtièmes, total 67 livres. 3. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale de l'Ile-de-France (1787), p. 131.

4. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale de la Haute-Guyenne (1784), tome II, p. 17, 40, 47.

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« ture, et les maisons au tiers du revenu, déduction faite « seulement des frais de réparation et d'entretien ; à quoi << il faut ajouter la capitation, qui prend environ un « dixième du revenu, la dîme qui en prend un septième, « les rentes seigneuriales, qui en prennent un autre septième, l'impôt en remplacement de la corvée, les frais « de recouvrement forcé, saisies, sequestres et contraintes, « les charges locales ordinaires et extraordinaires. Cela défalqué, on reconnaît que, dans les communautés << moyennement imposées, il ne reste pas au propriétaire « la jouissance du tiers du revenu, et que dans les com« munautés lésées par la répartition, les propriétaires << sont réduits à la condition de simples fermiers qui re<< cueillent à peine de quoi récupérer les frais de culture. » En Auvergne ', la taille monte à 4 sous pour livre du produit net; les accessoires et la capitation emportent 4 autres sous et 3 deniers; les vingtièmes, 2 sous et 3 deniers; la contribution pour les chemins royaux, le don gratuit, les charges locales et les frais de perception prennent encore 1 sou 1 denier : total, 11 sous et 7 deniers par livre de revenu, sans compter les droits seigneuriaux et la dîme. « Bien plus, le bureau a reconnu avec douleur << que plusieurs collectes payent à raison de 17 sous, de « 16 sous, et les plus modérées à raison de 14 sous (par « livre). Les preuves en sont sur le bureau; elles sont « consignées dans les registres de la Cour des aides et << des siéges des élections. Elles le sont encore plus dans << les rôles des paroisses où l'on trouve une infinité de « cotes faites sur des biens abandonnés que les collecateurs afferment et dont le produit souvent ne suffit pas « pour le payement de l'impôt. De pareils chiffres sont d'une éloquence terrible, et je crois pouvoir les

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1. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale d'Auvergne (1787), p. 253 · Doléances, par Gautier de Biauzat, membre du conseil nommé par l'assemblée provinciale d'Auvergne (1788), p. 3.

résumer en un seul. Si l'on met ensemble la Normandie, l'Orléanais, le Soissonnais, la Champagne, l'Ile de France, le Berry, le Poitou, l'Auvergne, le Lyonnais, la Gascogne et la Haute-Guyenne, bref les principaux pays d'élections, on trouvera que, sur cent francs de revenu net, l'impôt direct prenait au taillable' cinquante-trois francs, plus de la moitié. C'est à peu près cinq fois autant qu'aujourd'hui.

III

Mais le fisc, en s'abattant sur la propriété taillable, n'a pas lâché le taillable qui est sans propriété. A défaut de la terre, il saisit l'homme. A défaut du revenu, on taxe le salaire. Sauf les vingtièmes, tous les impôts précédents atteignent, non-seulement celui qui possède, mais encore celui qui ne possède pas. En Toulousain2, à Saint-Pierre de Bajourville, le moindre journalier, n'ayant que ses bras pour vivre et gagnant dix sous par jour, paye huit, neuf, dix livres de capitation. «En Bourgogne3, «< il est ordinaire de voir un malheureux manœuvre, « sans aucune possession, imposé à dix-huit ou vingt << livres de capitation et de taille. » En Limousin", tout l'argent que les maçons rapportent en hiver sert à « payer <«<les impositions de leur famille. » Quant aux journaliers de campagne et aux colons, le propriétaire, même privilégié, qui les emploie, est obligé de prendre à son compte une partie de leur cote; sinon, n'ayant pas de quoi man

1. Voir la note 5 à la fin du volume.

2. Theron de Montaugé, p. 109. (1763.) A cette époque le salaire est de 7 à 12 sous par jour en été.

3. Archives nationales. Procès-verbaux et cahiers des États-Généraux, t. 59, p. 6. Mémoire à M. Necker par M. d'Orgeux conseiller honoraire au Parlement de Bourgogne, 25 oct. 1788.

4 Ibid. H, 1418. Lettre de l'intendant de Limoges du 26 février 1784.

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ger, ils ne travailleraient plus '; même dans l'intérêt du maitre, il faut à l'homme sa ration de pain, comme au bœuf sa ration de foin. « En Bretagne, c'est une vérité << notoire que les neuf dixièmes des artisans, quoique mal << nourris, mal vêtus, n'ont pas à la fin de l'année un «écu libre de dettes; » la capitation et le reste leur enlèvent cette unique et dernier écu. A Paris', « le cendrier, «<le marchand de bouteilles cassées, le gratte-ruisseau, le crieur de vieilles ferrailles et de vieux chapeaux, dès qu'ils ont un gîte, payent la capitation, trois livres dix sous par tête. Pour qu'ils n'oublient pas de la payer, le locataire qui leur sous-loue est responsable. De plus, en cas de retard, on leur envoie un « homme bleu, » un garnisaire, dont ils payent la journée et qui prend domicile dans leur logis. Mercier cite un ouvrier, nommé Quatremain, ayant quatre petits enfants, logé au sixième, où il avait arrangé une cheminée en manière d'alcôve pour se coucher lui et sa famille. « Un jour, j'ouvris sa « porte, qui n'avait qu'un loquet; la chambre n'offrait a que la muraille et un étau; cet homme, en sortant de « dessous sa cheminée, à moitié malade, me dit : « Je « croyais que c'était garnison pour la capitation. »> Ainsi, quelle que soit la condition du taillable, si dégarni et si dénué qu'il puisse être, la main crochue du fisc est sur son dos. Il n'y a point à s'y méprendre : elle ne se déguise pas, elle vient au jour dit s'appliquer directement et rudement sur les épaules. La mansarde et la chaumine, aussi bien que la métairie, la ferme et la maison, connaissent le collecteur, l'huissier, le garnisaire; nul taudis n'échappe à la détestable engeance. C'est pour eux qu'on sème, qu'on récolte, qu'on travaille, qu'on se prive; et, si

1. Turgot, II, 259,

2. Archives nationales, H, 426. (Remontrances du Parlement de Bretagne, février 1783.)

3. Mercier, XI, 59; X, 262.

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