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commence à s'égarer. Il perd alors de vue l'empreinte de ses premiers pas. Il fallait qu'un véritable miracle de notre intelligence eût lieu pour le ramener sur cette trace originelle et pour ainsi dire native, et pour que nos connaissances vinssent se replacer sur leur base primitive et fondamentale,et pussent recommencer à faire des progrès réels et sûrs comme aux premiers jours de notre existence. Il fallait en un mot faire exactement ce qu'on fait à la chasse à courre, quand on s'apperçoit que les chiens ont abandonné l'animal qu'ils poursuivaient pour courir après un autre. On arrête, on abandonne tout. On retourne sur ses pas jusqu'à l'endroit où l'on était sûr d'être dans la bonne voie, jusqu'au point de départ, s'il le faut : et l'on recommence sa poursuite avec sécurité et succès.

Quand on songe combien il était difficile qu'une pareille idée se trouvât dans une tête humaine avec toute l'audace toute l'activité, toutes les lumières, et tous les talens nécessaires pour la faire prévaloir, on n'est pas surpris que ce phénomène ait été plus de 18 cents ans (à

ne compter que depuis Aristote) sans nous apparaître. On est bien plus étonné qu'il ait jamais pu avoir lieu. Mais l'étonnement redouble quand on voit que ce hardí projet a été conçu par Bacon dès ses plus jeunes années, qu'il a senti tout ce qu'il a d'immense et même de gigantesque, qu'il n'en a pas été effrayé, qu'il a osé en rédiger et en publier le programme et la première ébauche avant d'avoir atteint l'âge de dix-huit ans, et qu'il a constamment travaillé toute sa vie, sinon à le mettre à fin, du moins à l'avancer. Cependant tout cela est prouvé et par le témoignage de son éditeur Guillaume Rawley, et par une lettre que luimême écrivit dans ses dernières années au père Fulgence, moine vénitien. Il y a plus c'est que ces circonstances si extraordinaires étaient autant de conditions absolument nécessaires au succès. Pour qu'une entreprise pareille n'avortât pas complétement, et ne fût pas étouffée dans son germe, il fallait qu'elle reçût un commencement de développement des mains même de son auteur; et la durée de la vie d'un homme est si disproportionnée avec

celle d'un tél travail, qu'il ne pouvait ni le commencer trop tôt, ni le continuer trop long-tems. Que de grandes pensées nous avons vu périr sans fruit, pour n'avoir pas été préservées quelques années de plus des atteintes continuellement renouvelées de ceux qui auraient voulu les empêcher de naître, et qui ne sont parvenus à les anéantir qu'en abrégeant la vie de leurs défenseurs (1) !...... Heureusement celle du grand Bacon n'a pas eu ce triste sort; et d'elle renaîtra toujours tout ce qu'il y a de vérités sur la terre.

Il est donc très intéressant pour l'histoire de l'esprit humain en général, et en particulier pour la science qui nous occupe, de bien voir comment Bacon a tracé le plan de cette grande rénovation et jusqu'à quel point il l'a exécuté.

Dans sa préface, il nous apprend luimême que son ouvrage sera composé de six parties qu'il appelle,

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(1) Beaucoup de belles idées de Condorcet ne seraient point avortées, si on ne l'avait pas forcé de boire la ciguë.

2o. Nouvel Organe ou Indices sur l'interprétation de la Nature.

3o. Phénomènes de l'Univers ou His-toire Naturelle et expérimentale devant servir de base à la Philosophie.

4°. Echelle de l'Entendement.

5o. Avant-coureurs ou connaissances anticipées de la Philosophie seconde. 5. Philosophie seconde ou Science active.

Ces titres, dont quelques-uns ont besoin de commentaire pour être compris, nous avertissent dès le début, que nous trouverons dans Bacon beaucoup de traces, de cette mauvaise manière de philosopher que lui-même voulait corriger. Au reste il prend soin de nous expliquer très-bien son projet, et voici à peu-près l'idée qu'il nous en donne.

Il annonce que la première partie intitulée Division des Sciences, doit contenir une nouvelle distribution générale des sciences, laquelle comprendra non-seulement les sciences déjà connues, mais même celles qui manquent encore; et que relativement à ces dernières, il ne

se bornera pas à une simple indication, mais qu'il donnera des vues et des moyens pour remplir les vides, et qu'il fera part des travaux auxquels il s'est déjà livré pour y parvenir.

La seconde partie intitulée novum organum ou indices sur l'interprétation de la nature, est destinée à montrer à l'intelligence humaine la marche à tenir pour accroître ses connaissances, et à lui enseigner une manière sûre d'arriver à la vérité. Comme l'objet de ce novum organum est précisément le sujet de notre Ouvrage, et que le but que l'auteur s'est proposé est justement celui que nous nous efforçons d'atteindre, il faut en connaître le plan un peu en détail. Je vais donc laisser parler Bacon lui-même. D'ailleurs ce morceau aura pour ceux qui n'ont pas lu les ouvrages de ce grand homme, le mérite de leur faire connaître la tournure de son esprit, l'état de ses connaissances, l'ensemble de ses principes, et même de leur donner une idée, quoique bien imparfaite, de ce stile animé, brillant et pittoresque, que l'on ne voit à ce degré dans les écrits d'aucun

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