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Toutes les richesses de la nation ne seraient-elles pas restées à la merci d'un homme et de sa cour? Plus le pays eût produit, plus les dépenses improductives et folles se fussent accrues. Tout fût venu se perdre dans ce gouffre sans fond des fantaisies royales, et bientôt ce n'est plus de langueur que la France eût été malade, c'est d'épuisement, à moins d'adopter pour loi fondamentale du royaume, cette proposition extravagante de Saint-Simon, de déclarer les rois éternellement mineurs et les dettes de la royauté éteintes avec la vie du roi. Voilà ce que ne voyait pas Vauban qui, tout patriote qu'il était, confondait un peu trop, comme Louis XIV, le royaume avec la royauté. Boisguillebert semble avoir eu le pressentiment de ce danger, lorsqu'il donne sans cesse en exemple la Hollande et l'Angleterre, où les peuples, selon son expression, disposent d'eux-mêmes. Mais il s'enferme trop dans les questions purement financières et économiques. Aussi, quoiqu'il puisse paraître plus avancé que Voltaire, Montesquieu et Rousseau à certains esprits qui font bon marché des formes politiques, je crois que son œuvre, si l'on regarde la réalité et non la théorie pure, n'a vraiment de prix qu'autant que prévalent les principes politiques de la philosophie du XVIIIe siècle. La liberté industrielle et commerciale, dont il a si bien vu la portée, et dont Montesquieu et Rousseau ne tiennent pas assez de compte, ne peut avoir sa fécondité salutaire, qu'autant que le peuple tient luimême et tient bien réellement les cordons de la bourse autrement dit, hors de la liberté politique, elle ne me parait que la liberté d'arriver plus rapide

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ment et plus savamment à un épuisement complet et irrémédiable. Je n'entends point, par ces réserves, ravir à Boisguillebert l'invention d'une des sciences les plus fécondes et les plus utiles; je dis seule- . ment, pour terminer, qu'elle ne mérite le grand nom d'économie politique, qu'autant qu'elle s'unit aux principes libéraux de la Révolution.

SUR

LÉON THIESSÉ.

PAR M. BERVILLE,

Membre correspondant.

J'ai connu beaucoup l'homme honorable et bon, le littérateur distingué dont j'entreprends d'esquisser la vie. Mêmes relations sociales, mêmes amitiés, mêmes affiliations, même foi politique et littéraire, fréquente communauté de travaux, tout nous а rapprochés d'abord, tout a par la suite entretenu notre liaison, que durant trente-six ans aucun nuage n'a troublée. Lui donner un souvenir, c'est donc acquitter une dette d'affection en même temps que de justice. Du reste, je n'abuserai point des droits que cette affection pourrait me donner: je ne viens point écrire une histoire, mais tracer un précis sommaire il suffira, j'ose l'espérer, pour faire apprécier son talent et pour recommander sa mémoire.

Léon Thiessé naquit à Rouen en 1794. Son père, avocat estimé, ancien membre du Conseil des CinqCents et du Tribunat, où il avait connu mon excellent beau-père Andrieux, portait dans la poli

tique des idées franchement libérales, dans la société des manières ouvertes et bienveillantes. Léon fit de bonnes études au collège de Rouen. A peine venait-il de les terminer que déjà la vocation littéraire se déclarait en lui. Un poème sur les catacombes de Paris, une élégie sur la mort de Jacques Delille, qu'alors des pygmées littéraires n'affectaient pas ridiculement de mépriser, furent en 1813 ses premiers essais. Il fit aussi quelques vers latins et traduisit avec une élégante fidélité une des plus jolies pièces d'Arnault, La Feuille de chêne. Venu à Paris pour suivre la carrière des lettres, il y fut accueilli par l'ex-tribun Bailleul, homme obligeant, ancien collègue de son père, et qui faisait alors, avec son frère l'imprimeur, le Journal du Commerce, feuille assez peu répandue, et qui pourtant devint pour les deux frères une occasion de fortune. Les journaux alors étaient à la discrétion d'une police arbitraire. Il arriva que le Constitutionnel, le seul journal libéral de l'époque et dont le débit avait été immense dès le premier jour de sa publication, se vit supprimer pour quelque peccadille. Il fallut aviser à le faire revivre au moyen d'une métamorphose. On y parvint en achetant, au prix d'une action donnée à chacun des frères Bailleul, le Journal du Commerce, qui, héritant des abonnés du Constitutionnel, d'inconnu qu'il était, devint en un jour le plus acclienté des journaux de Paris.

Lié avec des journalistes, Thiessé se trouva naturellement attiré vers la presse périodique. A cette époque, des écrivains que gênait la censure imagi

nèrent, pour l'éluder, de publier des recueils qui, ne paraissant qu'à des époques irrégulières, échappaient aux définitions de la loi. Le signal fut donné par les auteurs du vieux Mercure de France, qu'ils rajeunirent sous le titre de Minerve française, et qui, grâce à son nouveau mode de publication, put paraître sans être censurée. La récente liberté de ses allures, le talent de ses rédacteurs, entre lesquels on comptait Étienne et Benjamin Constant, lui valurent tout d'abord un succès qui alla croissant de jour en jour. Thiessé suivit leur exemple: il publia les Lettres normandes, que d'abord il rédigea presque seul, et qui, sans égaler la Minerve en distinction littéraire, méritèrent et reçurent un favorable accueil. C'est par là que se fit notre connaissance. Vers ce temps, je venais d'obtenir à l'Académie française le prix proposé pour l'éloge de Rollin, et cette heureuse chance avait donné au nom du jeune lauréat une notoriété de quelques jours. Thiessé, qui cherchait à compléter sa rédaction, me proposa d'en faire partie. J'acceptai. Je donnai quelques articles à son recueil. Plus tard, je fus son défenseur en Cour d'assises. A quelle occasion? Le voici.

Une loi, peu sage, puisque, sous couleur d'honorer un prince infortuné, elle attisait des ressentiments qu'il eût fallu éteindre, établissait une commémoration funèbre, le jour anniversaire de la mort de Louis XVI. Arrivant le 21 janvier 1820, Thiessé, dans sa feuille, blâma cette loi comme impolitique. L'article, qu'après plus de quarante ans je viens de relire avec des yeux certes bien détachés de toute prévention, n'offrait rien d'offensif ni dans le fond ni

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