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Traditions.

DE LA PHILOSOPHIE MODERNE

ET DES CROYANCES ANTIQUES.

Les peuples anciens ont tous fait profession de suivre, pour leurs croyances, les traditions de leurs pères, et n'ont jamais cru que ce fût à l'esprit de l'homme isolé à les créer ou à les sanctionner.

Il y a quelques années, les lumières n'avaient pas encore fait de grands progrès dans la province qui m'a vu naître, aussi m'y donnat-on une éducation presque chrétienne dont il ne m'a pas été possible d'effacer complétement la trace de mon cœur. L'Université travailla peu efficacement à me débarrasser de cette rouille; à la Faculté de droit de Paris, je fis bien quelques pas dans les voies de la raison pure, mais je ne fus vraiment régénéré que plus tard et par une grâce toute particulière de la force des forces, comme on nomme le Dieu de la Philosophie'.

Vous savez ces paroles de Bossuet: Le propre de l'hérétique, » c'est-à-dire de celui qui a une opinion particulière, est de » s'attacher à ses propres pensées; et le propre du catholique, › c'est-à-dire l'universel, est de préférer à ses sentimens le sentiment commun de toute l'Église ? Eh bien! je l'avoue, moi jeune France, moi, qui m'étais abreuvé aux pures sources de l'éclectisme, moi, qui voyais de mes yeux Enfantin et Chàtel, je ne comprenais pas encore le m'en monte au

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rouge

Voyez l'ancien Globe et les divers écrits de l'école éclectique.

2 Bossuet, Histoire des variations.

front! — qu'il fût raisonnable de préférer ses sentimens particuliers au sentiment commun de toute l'Église, et je cherchais en vain à me démontrer que l'avis d'un seul est nécessairement meillear que celui de tous.

La Philosophie cut pitié de ma faiblesse, et, une belle nuit, elle daigna se révéler à moi et m'apparaître en personne. Je ne veux point ici vous faire son portrait; franchement, elle ne me sembla ni bien jeune, ni fort jolie...

Mon fils, dit-elle d'abord d'un ton solennel, je lis au fond de tes pensées les préjugés dans lesquels fut nourrie ton enfance exercent encore sur toi leur magique pouvoir, et ta raison demeure courbée sous le joug avilissant du Catholicisme. Faible esprit! ne vois-tu pas que le Catholicisme a failli parce qu'il a cru , à l'immobilité? il a voulu se fabriquer une théologie immobile, › et il s'est irrité contre ceux qui cherchaient dans des textes spi› rituellement écrits un esprit progressif, un sens nouveau; il a › voulu frapper d'immobilité la science humaine, et il a fait pas› ser dans les flammes les novateurs et leurs ouvrages; il a voulu › que les sociétés restassent immobiles, et il a déclaré les vieilles > institutions toujours saintes, la nouveauté toujours coupable. > Sur tous les points, on le trouve excommuniant le génie de › l'homme, immolant l'esprit à la forme, le présent au passé, et jetant à l'humanité une colère ridicule..... Il s'appuie sur l'É› glise et la Tradition: il ne peut entendre l'Écriture, en ce qui regarde la foi et les mœurs, que suivant le sens des Pères. L'Église catholique professe de ne s'en départir jamais, et elle ne › reçoit aucun dogme qui ne soit conforme à la tradition de tous les siècles précédens.

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› Il est donc avéré qu'elle se considère comme close et consom› mée : elle pourra permettre à ses enfans de se mouvoir quelque › peu dans le cercle tracé, mais voilà tout; à ses yeux toutes les › grandes vérités sont trouvées; tous les travaux de l'homme ne › sauraient être que des commentaires plus ou moins heureux d'un > texte une fois écrit et toujours vrai. Comment donc innover au › sein de cette Église...? Or, écoutez le moyen de défense employé › contre tout ce qui est nouveau, il est admirable, il est simple, il › est infaillible; voici la sentence: Tout ce qui est nouveau est faux; TOME VII. N° 37.-2° édition. 1842. 3

› la nouveauté et l'erreur sont même chose. Et ne croyez pas que > j'imagine ou que j'exagère : quand Bossuet peint à grands traits › les changemeus de la Religion en Angleterre, ne dit-il pas : » L'erreur et la nouveauté se faisaient entendre dans toutes les › chaires, et la doctrine ancienne, qui, selon l'oracle de l'Évan» gile, doit être préchée jusque sur les toits, pouvait à peine › parler à l'oreille '..

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Voyez-vous l'erreur et la nouveauté confondues, l'antiquité et › la vérité identifiées? Et, chez l'illustre catholique, ce n'est pas une idée passagère, mais un principe constant. Si au 16° siècle » la Réforme est erronée, c'est surtout parce qu'elle est nouvelle; » si Luther, Zwingle, Ecolampade, Mélanchthon, Calvin, sont » condamnables, c'est comme novateurs. Ils ont trouvé l'erreur » dans la rupture avec l'antiquité. J'aime ce parti; il est com› mode et décisif: la règle est uniforme, et peut être appliquée par » tous, par les insuffisans comme par les habiles. Cependant ce refuge dans l'immobilité n'a pas su prévenir pour le monde les › révolutions. On peut se mettre soi-même hors des voies de la gravitation morale, mais une fois dans l'ornière, on y reste seul, » on y meurt. Le Catholicisme a-t-il suivi l'esprit humain, après › l'avoir servi au moyen âge? Non, il s'est jeté de côté, puis il a réprouvé, maudit le spectacle auquel il a été condamné. Il a vu › passer devant lui Galilée tout meurtri de ses fers; Copernic, contemporain de Luther, et portant dans les cieux le génie ré>volutionnaire; Keppler, appuyant sur la certitude géométrique » les divinations de Copernic; la Réforme tout entière avec ses › doctrines et ses novatcurs; la science humaine pleine de vigueur et de fierté; la philosophie prenant possession d'elle-même; je › veux abréger : eh bien ! que fait le Catholicisme? il vit, il res› pire, mais, enchaîné sur sa base par une insurmontable torpeur, » il оссире, il oppresse encore une partie du monde, mais il ne › vivifie plus la terre. C'est la décrépitude d'un grand corps prêt » à mourir 3. »

Bossuet, Oraison funèbre de Henriette de France.

2 Voir le mot Galilée à la table générale.

3 Ne croyez pas, lecteurs, que j'imagine ou que j'exagère les extrava

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Et moi, glorieuse, continua la Philosophie, je m'empare de son empire, de toutes parts les peuples se rangent sous ma loi, et apprennent de mes disciples à s'en référer philosophiquement, sur Toutes choses, à l'autorité de l'esprit humain. Reconnais, toi aussi, ma légitimité, et que ta raison seule soit désormais la règle de tes opinions et de tes croyances. »

A cet éloquent discours, saisi d'admiration, je m'écriai: ‹ Vous parlez bien, ma chère dame, l'ironie vous sied à merveille : c'est mon avis: comme votre puissante parole écrase et confond ce Catholicisme! qui se figurait bonnement que la vérité est immobile, qu'elle ne peut jamais devenir mensongère ou réciproquement; qu'un texte une fois vrai est toujours vrai, que le moyen de discerner le vrai du faux, le bien du mal, doit être à la portée de tous, des insuffisans comme des habiles: aussi le voilà maintenant ce pauvre universel, comme dit Bossuet, le voilà seul dans

son ornière.

‹ Or, je veux bien l'abandonner pour te suivre, Philosophie lumineuse, qui m'as appris que mon esprit, étant ici-bas souvent

exposé à prendre le faux pour le vrai, le mal pour le bien, je me > préserverais infailliblement de ce danger, en chargeant ce même › esprit de décider lui-même, en toute occasion et selon son bon › plaisir, si c'est l'erreur ou la vérité qui règne en lui. » Je veux, dis-je, bien l'abandonner, mais j'ai un scrupule; il me semble que toute l'antiquité a toujours fait comme fait le Catholicisme. Que faut-il penser de toute l'antiquité ? j'attends de connaître ta pensée pour m'en former une qui soit à l'abri des préjugés, et surtout parfaitement indépendante. »

« Bravo! dit la déesse, tu feras des progrès rapides, comme tous ceux qui ont placé leur confiance en moi. Ma réponse à ta question est facile. Je t'ai dit que le Catholicisme était déchu à cause

gances de la Philosophie; l'incroyable discours que je mets dans sa bouche se lit mot pour mot dans une lettre sur l'Église et la philosophie catholiques, adressée à un Berlinois; et son auteur n'est pas, comme on pourrait le croire, un insuffisant, mais au contraire un philosophe fort suflisant, M. Lerminier. Cette lettre a été insérée dans la Revue des Deux Mondes, t. vi, p. 729, no 6, lu 15 septembre 1832.

* Revue des Deux Mondes, ibid.

de son éloignement pour la nouveauté; aussi concluons-nous qu'il faut nous séparer de lui. Malheureusement, il n'a pas été le seul à suivre ce sentier de perdition, et à méconnaître les droits de notre nature. Tous les peuples anciens ont fait comme les peuples chrétiens, et se sont accordés à suivre la tradition, à en appeler au passé, à se défier de la nouveauté; aussi pensons-nous qu'il faut renier enfin toute cette antiquité. Mais je vais te faire toucher au doigt combien universel était ce préjugé, et en même tems quel service je rends à l'humanité en la tirant de cet esclavage.

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Tout en parlant ainsi, elle me conduisit dans une grande plaine que couvraient des pierres tumulaires immenses. - Ce sont, dit ma conductrice, les tombeaux des nations; suis cette femme tu vois errer silencieuse autour d'elles. »

que

Je suivis cette femme, et je vis que, sur toutes les tombes, étaient gravées ces paroles: Tout ce qui existe a été fait par le verbe et la sagesse de Dieu ', par l'Etre juste, éternel, tout-puissant, infini, le seul maître des dieux et des hommes; il a fait l'homme à son image et lui a donné une âme immortelle, qui sera punie ou récompensée éternellement selon ses actions : et le premier homme pécha; — et il fut puni dans toute sa race, mais il lui fut promis un Sauveur. Cependant les hommes se corrompirent, et Dieu les fit périr par un déluge effroyable, dont il ne sauva qu'une seule famille, et par elle il renouvela son alliance avec les enfans des hommes. ›

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Au milieu de ces monumens, j'en vis un plus grand que les autres, j'en approchai : la statue qui le couronnait était assise entre deux palmiers; une tiare était sur sa tête, un trophée d'armes à ses pieds, et ses mains tenaient une harpe qui semblait rendre encore des accords sublimes. Je remarquai ce qui suit au milieu des inscriptions innombrables de son piédestal.

Dieu a créé l'homme de la terre, et l'a formé à son image; il » lui fit de sa substance une aide semblable à lui; il leur donna le

Voir Sanchoniathon, Bérose, Platon, Burnet, Grotius, Hyde, Huet, guel, etc.

Go

2 Platon.

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