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gner de la morgue philosophique du professeur, de la peine qu'il prend pour obscurcir les notions les plus simples et les plus communes, de ses flagrantes contradictions, de l'assurance imperturbable avec laquelle il passe du truisme au paradoxe, de l'inconcevable légèreté avec laquelle il traite les choses les plus graves et les hommes les plus respectables.

Si M. Lerminier était un de ces sophistes, trop nombreux encore quoiqu'ils deviennent plus rares de jour en jour, dont toute la destinée est de rajuster des argumens mille fois réfutés, de recoudre d'anciennes calomnies, et parmi lesquels la haine et l'hypocrisie tiennent lieu de science et de talent, à Dieu ne plaise que nous eussions prononcé son nom dans les Annales, bien convaincus que le tems arrive où chaque chose est estimée à sa valeur et où de tels hommes nuisent beaucoup plus à leur propre cause que tout ce qui leur pourrait être opposé. Mais, hâtons-nous de le dire, il n'en est point ainsi. M. Lerminier est doué de précieuses facultés ; à une imagination riche et féconde, il joint une prodigieuse facilité d'élocution, il s'est rendu naturel le talent d'improviser; on ne saurait lui refuser parfois de l'âme et de la vraie chaleur; il a d'ailleurs un grand fonds d'érudition, car il nous l'apprend luimême, et nous le croyons, il a astreint l'ardeur de son âge à la patience des travaux successifs; il a beaucoup lu; les divers systèmes de philosophie allemande lui sont familliers; il a vécu dans le commerce des grands maîtres du 16o, du 17° et du 18e siècles; Cujas, Domat, Bodin, Grotius, Montesquieu, Vico, Savigny, Hugo ne lui sont pas étrangers'. Avec de tels avantages, joints à celui d'une jeunesse ardente qui peut encore beaucoup acquérir, nul doute que M. Lerminier ne soit propre à servir très-utilement la cause sociale. Pourquoi donc préfère-t-il à l'honneur d'un combat réglé qui ne serait point au-dessus de ses forces, la gloire vulgaire de se jeter dans la mêlée et de frapper en aveugle des coups qui pour être quelquefois vigoureux, n'en sont pas moins hasardés?

Ce jugement est sévère, nous avons à cœur de prouver qu'il est mérité. L'auteur commence son livre par un aperçu du 17° siècle

Préface, p. 2 et 3.

qui nous paraît bien résumé dans cette triple observation, développement positif et calme des sciences, des lettres et des arts; établissement de la monarchie absolue, de ses limites et de son administration; mouvement sourd des idées, mouvement en apparence sans application et sans avenir.

Mais il est vraiment curieux de voir dans quelle tête il va chercher les premiers symptômes de ce mouvement philosophique, et en quels termes il le caractérise ; écoutons: «Ilimporte de surpren› dre et de relever au milieu même de l'âge de Louis XIV les signes › d'une révolte naissante contre l'autorité de l'Église et du prince. › Et ce sera l'Église qui nous fournira un factieux de génie, tour à › tour adversaire du pape et du roi, de l'orthodoxie et de la puis› sance absolue; précepteur d'un héritier du trône, l'instruisant à détruire un jour l'oeuvre de son aïeul, d'une indépendance › d'esprit sans bornes, d'un mysticime raffiné dans l'imagination, › d'une tendresse et d'une sensibilité de femme; d'une ambition › sans limite et sans découragement; profond dans ses ruses, iné› puisable en ses détours, aimable en ses artifices, faisant de sest › vertus l'instrument d'une grandeur à venir; assidu auprès du lit du pauvre avec la pensée et la convoitise du ministère ; flatteur › de tous avec dignité pour devenir leur maître; portant sur sa › physionomie et dans ses yeux charmans les reflets séduisans d'une › âme d'autant plus maîtresse de ses secrets qu'elle semblait à chaque instant les laisser échapper. Sous l'apparence d'une majesté tranquille, Fénelon était intérieurement agité par les › pensées les plus discordantes..... Le même homme était la proie toujours vive et toujours saignante d'une ambition per› sévérante. »

Tout cela certes est paradoxal, inouï, et l'auteur ne peut espérer d'être cru sur parole quand il s'agit de changer à ce point les idées généralement reçues. Quelles sont donc les preuves sur lesquelles il s'appuie? il ne s'agit point d'un homme inconnu, d'une époque obscure et reculée; les documens abondent, tout peut être vérifié. Or, parmi tant d'autorités presque contemporaines, M. Lerminier n'en a trouvé qu'une seule qui lui semble justifier ces violentes allégations; et cette autorité n'est autre que M. de SaintSimon. Saint-Simon dont on connaît assez le caractère jaloux,

soupçonneux, porté à la critique et même à la satire la plus amère', Saint-Simon que Marmontel, son fidèle copiste, accuse d'écrire

avec cette partialité qui exagère tout à ses yeux et lui fait tout , louer ou tout blâmer sans mesure, avec ce caractère souvent si › passionné, avec cette bile envenimée qu'il répand à grands flots sur tous les objets de sa haine ou de ses fiers ressentimens, avec cet intérêt personnel qui le domine, etc. >

Voilà le seul témoignage qu'oppose M. Lerminier, aux innombrables monumens des 17° et 18e siècles, et cela pour flétrir un nom environné jusqu'ici d'amour et d'hommages, un des plus beaux noms qui se lise dans l'histoire de l'humanité.

Ce n'est pas tout encore dans un fragment de onze grandes pages tiré des Mémoires de Saint-Simon, cité en note, et presque entièrent consacré au panégyrique de Fénelon, à peine trouve-t-on trois ou quatre phrases où perce l'intention maligne de dénigrer un peu le grand archevêque et de lui imputer le désir de plaire et de dominer.

Tel est le thème qu'a voulu broder M. Lerminier, et il l'a fait d'une manière que nous nous abstiendrons de qualifier. Fénelon, l'ennemi du pape et du roi! lui dont l'humble obéissance était plus précieuse au souverain pontife que l'ardente foi de Bossuet, lui qui en 1709 ouvrait ses greniers aux troupes royales, et du fond de son exil méritait les louanges de Louis XIV. Fénelon d'une indépendance d'esprit sans bornes! lui qui étonnait le monde et édifiait l'Église par la promptitude, la netteté, l'éclat de sa soumission 3. Fénelon enfin un rusé et un ambitieux! lui qui, pouvant ralentir le zèle violent de ses adversaires, et les embarrasser par ses récriminations, aimait mieux répondre, moriamur in simplicitate nostrá; lui qui, retiré dans son diocèse, y vivait avec la piété et l'application d'un pasteur....., ne courait après personne et recevait qui le voulait voir.....Sortant de table, c'est toujours SaintSimon qui parle, il demeurait peu avec la compagnie; il l'avait accoutumée à vivre chez lui sans contrainte et à n'en pas prendre pour

■ Voyez ce qu'en dit le premier éditeur de ses Mémoires. Strasbourg. 1791. 2 Mémoires de Saint-Simon, cités par M. Lerminier, p. 400.

3 Ibid.

elle..... Jamais un mot sur la cour, sur les affaires, quoi que ce soit qui pút étre repris, ni qui sentit le moins du monde bassesse, regrets, flatteries; jamais rien qui pút laisser seulement soupçonner ce qu'il avait été, ni ce qu'il pouvait encore être1. Nous ignorons si jamais le désir de gouverner l'État s'est élevé dans cete ame si pénétrée des mystiques ardeurs de l'amour divin; mais, s'il en est ainsi, nous regrettons bien vivement que Dieu n'ait pas exaucé ce vou, car il est beau autant qu'il est rare de voir l'empire des hommes aux mains du génie et de la vertu.

Sans doute Fénelon a écrit le Télémaque; il s'est servi des voiles d'une ingénieuse fiction pour flétrir éloquemment, la guerre, le despotisme, la frivolité et la licence des mœurs, l'égoïsme qui se fait Dieu; et nous ne voyons là rien qui soit indigne ni de l'instituteur d'un prince, ni d'un prêtre, tels que le cbristianisme les produit dans tous les tems. Massillon aussi a tonné contre toutes ces choses du haut de la chaire, et c'est une raison pour M. Lerminier de noter encore un prêtre qui, à l'exemple de Fénelon, passe du côté de son siècle, abandonnant l'immobilité de l'Église. Mais ne dirait-on pas en vérité que l'Église n'a coutume d'admettre que des flatteurs de rois dans le sanctuaire de Dieu? Le savant professeur est-il donc absolument étranger aux choses d'ici-bas? Lui qui a tant lu, n'at-il jamais ouï parler des Chrysostome, des Ambroise, des Grégoire, des Thomas Becket? Ignore-t-il qu'Hilaire ou Flavien parlaient, écrivaient aux empereurs autrement que Diderot à la Czarine 2? et que Bossuet lui-même dans la chapelle de Versailles, prenait

Pag. 397, 398, 399.

› Voici un fragment de la correspondance de Diderot avec Catherine II, que M. Lerminier nous évite la peine d'aller chercher dans le Supplément aux OEuvres complètes de cet auteur (édit. de Berlin, p. 325):

⚫ Grande princesse, je me prosterne à vos pieds, je tends mes deux bras vers vous; je voudrais parler, mais mon âme se serre, ma tête se trouble, mes idées s'embarrassent, je m'attendris comme un enfant, et les vraies expressions du sentiment qui me remplit expirent sur les bords de ma lèvre... •

Diderot se servait à dessein du style asiatiqué : c'était du tact ! ( Réflexion de M. Lerminier.)

TOME VII. N° 40.— 2 édition. 1842.

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avec Louis XIV un autre ton que Voltaire avec le moindre courtisan de la Régence? En marchant sur ces nobles traces, Massillon ne faisait que remplir le devoir de son ministère, et la seule part qui revienne peut-être à la philosophie moderne dans certaines compositions de l'illustre orateur, comme le seul reproche que lui puisse adresser la religion, c'est d'avoir trop ménagé parfois l'auditoire élégant et corrumpu qui l'écoutait, c'est d'avoir trop oublié l'énormité de la dissolution publique et d'en avoir gazé le tableau, par respect sans doute pour l'âge encore si tendre et l'innocence encore si pure du premier de ses auditeurs.

M. Lerminier poursuit l'examen des philosophes du 18° siècle, dont il a si singulièrement (nous allions dire si effrontément) ouvert la liste; examen qui n'offre rien de bien neuf, ni de bien remarquable. Nous croyons toutefois devoir rapporter son jugement sur le premier et le plus fameux de ces écrivains, celui qui nous a transmis son nom comme le symbole de la philosophie et de la littérature de son époque. Ce sera le meilleur moyen de faire connaître la manière de M. Lerminier, ab uno disce omnes : « Voici un philosophe › d'une nouvelle espèce; ne lui cherchez aucun trait de ressemblance avec ses devanciers; pour mieux les continuer, il s'en › distingue davantage. Et sur le champ je saisis son plus saillant › raractère, la passion. Voltaire est spirituel, sans doute, mais sur> tout il est passionné; une passion inépuisable dans ses trésors et › dans ses formes, ardente, subtile, généreuse, amère, implacable, bonne, âcre, caressante, souple, insolente, le vivifie, le pénètre, le relève et le soutient : il crie, il pleure, il rit, il s'emporte, il › éclate de mille façons; il interrompt des gémissemens et des indi›gnations par un ricanement sardonique; il détruit l'effet qu'il > vient de produire par un plus puissant et contraire. Ne lui résistez pa c'est un démon... »

Très-bien jusqu'ici. Voltaire est jugé du premier coup d'œil; la passion d'abord, le bon sens vient ensuite : « Armé de passion et de › bon sens, Voltaire développa ses desseins et son esprit par quatre » moyens : la scène, l'histoire, la philosophie et la polémique.

Pour ce qui regarde le drame Voltairien, les idées de M. Lerminier ressemblent trop à ce que chacun peut lire dans la littérature

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