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Tircis, qui pour la seule Annette
Faisait résonner les accords

D'une voix et d'une musette

Capables de toucher les morts,

Chantait un jour le long des bords
D'une onde arrosant des prairies

Dont Zéphire habitait les campagnes fleuries.

Annette, cependant, à la ligne pêchait ;

Mais nul poisson ne s'approchait :
La bergère perdait ses peines.
Le berger qui, par ses chansons
Eût attiré des inhumaines,

Crut (et crut mal) attirer des poissons.

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Il leur chanta ceci: Citoyens de cette onde,
Laissez votre Naïade en sa grotte profonde; 15
Venez voir un objet mille fois plus charmant.
Ne craignez point d'entrer aux prisons de la belle:
Ce n'est qu'à nous qu'elle est cruelle.
Vous serez traités doucement;

On n'en veut point à votre vie.

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Un vivier vous attend, plus clair que fin cristal; Et, quand à quelques-uns l'appât serait fatal, Mourir des mains d'Annette est un sort que j'envie. Ce discours éloquent ne fit pas grand effet; L'auditoire était sourd aussi bien que muet: 25 Tircis eut beau prêcher. Ses paroles miellées S'en étant aux vents envolées,

Il tendit un long rets. Voilà les poissons pris; Voilà les poissons mis aux pieds de la bergère.

Ô vous, pasteurs d'humains et non pas de brebis, 30 Rois, qui croyez gagner par raison les esprits D'une multitude étrangère,

Ce n'est jamais par là que l'on en vient à bout! Il y faut une autre manière :

Servez-vous de vos rets: la puissance fait tout. 35

13. Crut et crut mal. Crut et crut à tort. Il se trompait en croyant que ses chansons attireraient des poissons.

15. En et dans (voir ii, 2).

22, 23. Si même l'appât était fatal à quelques-uns, vous ne devriez pas hésiter à venir, car il est heureux de mourir des mains d'Annette.

27. S'en étant envolées. Il y a évidemment ici rédondance de en. On dit voler et s'envoler, mais non s'en envoler. Les paroles sont envolées aux vents, ou sont emportées par le vent, signifie qu'elles ne sont pas entendues ou écoutées.

28. Rets (voir v, 5).

32. Étrangère. Que veut-il dire? Est-ce que les sujets sont étrangers au roi en ce sens qu'il ne les connaît pas ? il devrait les connaître. Ou peut-être cette multitude est-elle comme un étranger qui ne comprend ni notre langue ni nos usages et qu'il nous est difficile de persuader par conséquent, n'ayant pas de moyen de communiquer avec lui? Cette langue ignorée de le multitude et familière aux rois serait donc la raison. Est-il possible que notre poëte juge de cette façon les rois et le peuple? Il faut bien le croire, puisqu'il finit en disant aux premiers: Servez-vous de vos rets.

33. En. De la multitude. Venir à bout d'une chose, c'est réussir à la terminer. Je suis enfin venu à bout de mon travail ie l'ai enfin terminé. Venir à bout de quelqu'un qui résiste, c'est réussir à le soumettre. Donc venir à bout de la multitude, c'est parvenir à lui faire faire ce que l'on veut, c'est réussir à la Évidemment La Fontaine entend dire: ce n'est pas gouverner. par la raison, c'est par la force qu'il faut gouverner les peuples.

Qui pensait autrement au XVII° siècle, et qui pense ains aujourd'hui? Grâce au ciel! nous ne sommes plus sous Louis XIV. Le règne de la justice vaut mieux que celui du bon plaisir

LIII.

L'HUÎTRE ET LES PLAIDEURS (IX, 9).

On est sage au retour des plaids.

Un proverbe.

Les trois sacs du plaideur: sac de papiers, sac d'argent sac de patience!

Un vieux proverbe.

La déesse Discorde ayant brouillé les dieux

Et fait un grand procès là-haut pour une pomme,

On la fit déloger des cieux.

Chez l'animal qu'on appelle homme

On la reçut à bras ouverts,
Elle, et Que-si-que-non son frère,
Avecque Tien-et-mien son père.

La Fontaine.

Les voilà tous deux arrivés
Devant sa majesté fourrée.

Grippeminaud leur dit: Mes enfants, approchez,
Approchez je suis sourd, les ans en sont la cause.
L'un et l'autre approcha, ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu'à portée il vit les contestants,

Grippeminaud le bon apôtre,

Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre.
Idem. (Le Chat, la Belette, et le petit Lapin.)

On doit faire, pour éviter les procès, tout ce qu'on peut, et peut-être même un peu plus; car il est nonseulement honnête, mais quelquefois utile de relâcher un peu de ses droits.

Cicéron.

Un jour deux pèlerins sur le sable rencontrent
Une huître, que le flot y venait d'apporter.
Ils l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent:
À l'égard de la dent il fallut contester.
L'un se baissait déjà pour amasser la proie;
L'autre le pousse, et dit: Il est bon de savoir

Qui de nous en aura la joie.

Celui qui le premier a pu l'apercevoir

En sera le gobeur; l'autre le verra faire.

Si par là l'on juge l'affaire,

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Reprit son compagnon, j'ai l'œil bon, Dieu merci.Je ne l'ai pas mauvais aussi,

Dit l'autre ; et je l'ai vue avant vous, sur ma vie.— Hé bien, vous l'avez vue; et moi je l'ai sentie.

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Pendant tout ce bel incident,
Perrin Dandin arrive; ils le prennent pour juge.
Perrin fort gravement ouvre l'huître, et la gruge,
Nos deux messieurs le regardant.

Ce repas fait, il dit d'un ton de président :
Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille 20
Sans dépens; et qu'en paix chacun chez soi s'en
aille.

Mettez ce qu'il en coûte à plaider aujourd'hui ;
Comptez ce qu'il en reste à beaucoup de familles :

Vous verrez que Perrin tire l'argent à lui, Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles. 25

5. Amasser. "L'Académie, dans la première édition du Dictionnaire, définit ainsi le verbe amasser: Relever de terre ce qui est tombé, amasser ses gants, amasser un papier. Aujourd'hui le mot propre, dans ces phrases, serait ramasser."-Walckenaër. 7. En. Ici et au vers 9 en représente l'huître. 9. Gobeur (voir gober, xvii, 31).

16. Perrin Dandin. Nom forgé par Rabelais, adopté par Racine, dans les Plaideurs, par La Fontaine ici, et rendu par eux populaire. Perrin Dandin, c'est l'incarnation de la chicane, comme Georges Dandin, dans Molière, est celle de l'infortune conjugale.-Walckenaër.

17. Gruge. Gruger est l'anglais GRUDGE; il est dérivé du bas allemand GRUSEN, broyer. Il signifie proprement casser en petits morceaux, broyer. Briser quelque chose de dur avec les dents, c'est le gruger: gruger du sucre. Familièrement le mot est employé pour manger.

25. Le sac et les quilles. On joue beaucoup aux quilles en France, et l'on y joue pour de l'argent. Eh bien, quand le jeu est fini, si le gagnant prend l'argent et dit à l'autre : Pour ta part, prends le sac et les quilles (on enferme les quilles dans un sac), n'est-il pas clair qu'il ne lui laisse rien de bon? De là, ne laisser aux autres que le sac et les quilles signifie prendre tout ce qu'il y a de bon, et leur laisser ce qui ne vaut rien.

LIV.

LA LIONNE ET L'OURSE (X, 13).

À tes larmes crois-tu que Pluton soit sensible,
Qu'il te rende ton fils ? C'est un cœur inflexible.

Cesse donc de pleurer.

Regarde autour de toi :

Des humains le malheur est la commune loi.

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