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ricorde, comme il convient à un roi. Or, pour que vous puissiez vivre en sûreté sous son autorité, il faut qu'il s'oblige par serment à ne nuire à aucun de vous et à ne jamais manger de chair d'animal." Sur la demande de tous, le loup prêta ce serment. Mais, après le départ du lion, se voyant tranquille et bien affermi dans son autorité, il chercha dans sa tête comment il obtiendrait des animaux eux-mêmes la faculté de manger de la chair d'animal. Il s'adressa donc à un chevreau et le pria de lui dire s'il avait l'haleine mauvaise. "Oh! oui, répondit le chevreau, si mauvaise qu'elle est insupportable." Sans perdre de temps, le loup convoque les animaux, et leur demande ce qu'il faut faire de celui qui, au mépris de la majesté royale, a tenu au souverain des propos grossiers et injurieux.Sire, c'est un crime de lèse-majesté : qu'il meure !" En vertu de ce jugement, le loup tua le chevreau en lui rappelant son crime, et pour faire excuser sa méchanceté, il partagea le corps entre les barons, gardant toutefois pour lui-même la meilleure part. Une autre fois la faim étant revenue, le loup demanda à la biche ce qu'elle pensait de son haleine. Celle-ci, aimant mieux mentir que de mourir, répondit que de sa vie elle n'avait senti une si douce odeur. Le loup ayant convoqué ses barons, leur demanda quelle peine méritait celui qui, prié par le roi de dire la vérité, avait osé mentir et user de fourberie.-"Il mérite la mort," répondit l'assemblée. La pauvre biche fut tuée et mangée sans que personne dît mot. À quelques jours de là, le loup voyant un singe qui était jeune et gras, l'interrogea sur son haleine. Le singe répondit

qu'elle n'avait rien d'extraordinaire. Le loup sentant qu'il ne pouvait lui intenter une accusation raisonnable, se mit au lit et se dit malade. On vint lui faire visite et on lui amena des médecins, qui déclarèrent que Sa Majesté ne courait aucun danger, pourvu toutefois qu'elle mangeât ce qui pouvait flatter son appétit."Je n'ai de goût à rien, répondit le malade, excepté pour la chair de singe. Mais j'aimerais mieux mourir que de violer mon serment aux dépens du singe. Mes barons seuls, dans leur sagesse, pourraient décider le cas." Tous répondirent que le roi, en pareille circonstance, avait pleine liberté d'agir et qu'il n'y avait pas de serment qui pût tenir contre le soin de sa santé. Ce jugement prononcé, le singe fut tué et mangé. Mais la sentence retomba bientôt sur la tête des juges, parce qu'à partir de ce jour le loup ne garda plus son serment envers personne.

Le sage, par cette fable, nous avertit qu'il ne faut jamais confier le pouvoir aux méchants, parce que les méchants promettent sans scrupule tout ce qu'on leur demande, bien résolus à ne faire que leur volonté.

Sa majesté lionne un jour voulut connaître
De quelles nations le ciel l'avait fait maître.
Il manda donc par députés
Ses vassaux de toute nature,
Envoyant de tous les côtés
Une circulaire écriture

Avec son sceau. L'écrit portait
Qu'un mois durant le roi tiendrait

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Cour plénière, dont l'ouverture

Devait être un fort grand festin,
Suivi des tours de Fagotin.

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Par ce trait de magnificence

Le prince à ses sujets étalait sa puissance.
En son louvre il les invita.

Quel louvre un vrai charnier, dont l'odeur se

porta 15 D'abord au nez des gens. L'ours boucha sa narine: Il se fût bien passé de faire cette mine; Sa grimace déplut: le monarque irrité L'envoya chez Pluton faire le dégoûté. Le singe approuva fort cette sévérité; Et, flatteur excessif, il loua la colère Et la griffe du prince, et l'antre, et cette odeur: Il n'était ambre, il n'était fleur

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Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie
Eut un mauvais succès, et fut encor punie: 25
Ce monseigneur du lion-là

Fut parent de Caligula.

Le renard étant proche: Or çà, lui dit le sire,
Que sens-tu? dis-le-moi : parle sans déguiser.
L'autre aussitôt de s'excuser,

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Alléguant un grand rhume: il ne pouvait que dire
Sans odorat. Bref, il s'en tire.

Ceci vous sert d'enseignement:

Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère,

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Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.

3. Il. Sa Majesté est du féminin, il faudrait donc elle, mais l'auteur a fait accord avec l'idée plutôt qu'avec le mot. Il s'agit ici du lion, et non de la lionne.

4. De toute nature. Grands et petits, de toutes les classes d'animaux.

6. On dit ordinairement une lettre circulaire.

8. Un mois durant. C'est une inversion pour durant un mois. Cette inversion est permise. Durant est proprement le participe de durer, qu'on emploie comme une préposition. Durant a pour synonyme pendant. Le premier marque mieux la continuité de l'événement. Le roi tiendra cour durant un mois, c'est-à-dire, que l'action de tenir cour embrassera tout le temps compris dans un mois. Nous verrons à la fin de la fable qu'il arriva malheur à l'ours et au singe pendant ce mois. Vous voyez que pendant n'embrasse pas tout le mois. Un instant suffit au lion pour frapper les deux bêtes.

9. Cour plénière. On appelait ainsi la grande assemblée des vassaux que les anciens rois de France convoquaient dans les grandes circonstances. Ils étaient traités par le prince.

11. Fagotin. Singulier plaisir pour de grands seigneurs! Car Fagotin est un singe habillé que les charlatans font voir, ordinairement sur les places publiques. Ce singe habillé ressemble vraiment à un fagot ou à un fagotin, lequel est un petit fagot.

14. Louvre. Palais des rois de France, employé pour palais en général.

16. Narine. Le singulier pour le pluriel, ou bien narine employé pour nez.

17. Mine. Pris ici dans le sens de: contenance que l'on prend pour exprimer telle ou telle chose. L'ours était très-expressif par cette mine. Quelle impertinence et quelle bêtise! Un lourdaud, un vrai ours.

19. Faire le dégoûté. C'est faire le difficile, se montrer difficile. Vous êtes devant un plat excellent; vous n'en êtes guère satisfait. Je vous dis : vous faites le dégoûté. Dégoûté vient de dégoût, lequel est formé de de et de goût. On n'a pas de goût pour une chose, au contraire, on en a du dégoût, on en est dégoûté, et

cependant elle est excellente. C'est le cas de dire: vous êtes difficile, vous faites le dégoûté.

18, 19, 20. Remarquez que ces trois vers riment en té, et qu'aucun vers ne rime avec le vers 21. Quelqu'un, l'abbé Aubert, a proposé la correction suivante qui est bonne. Changez ainsi le vers 20: "Le singe approuve fort cette action sévère.”

23, 24. Il dit qu'il n'y avait ni ambre ni fleur qui ne fût ail en comparaison (à ce prix).

30. De s'excuser. Sous-entendez commença de s'excuser, se mit à s'excuser.

31. Que. Ainsi employé signifie rien. Il ne pouvait rien dire, étant sans odorat.

32. Il s'en tire. En représente ici l'idée d'embarras. Il se tire de l'embarras où il était, de la difficulté qu'il y avait à répondre au roi sans attirer sa colère. Pauvres courtisans ! Combien il faut être renard pour s'en tirer à la cour!

36. Répondre en Normand. C'est ne répondre ni oui ni non, un moyen sûr de ne rien dire de compromettant. Les Normands ont la réputation d'être très-prudents.

XXXIX.

LE COCHE ET LA MOUCHE (VII, 9).

Cette idée de notre importance, qui nous trompe tous, me rappelle je ne sais plus quel voyageur anglais aux États-Unis, rencontrant le rédacteur en chef du Times de Broughton, petite ville de je ne sais plus quel État. "Eh bien, dit le rédacteur du Times de Broughton au voyageur, comment va la reine Victoria ?-Je l'assurai que, d'après les dernières nouvelles reçues, Sa Majesté allait fort bien. -Mon dernier article a dû la fâcher un peu; mais que voulez-vous ? nous autres Américains, nous sommes habitués à dire la vérité à tout le monde.

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