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doute, mais du génie éclairé par des études et des observations profondes.

Quelque universelle que soit la réputation dont jouit La Bruyere, il paroîtra peut-être hardi de le placer, comme écrivain, sur la même ligne que les grands hommes qu'on vient de citer; mais ce n'est qu'après avoir relu, étudié, médité ses Caractères, que j'ai été frappé de l'art prodigieux et des beautés sans nombre qui semblent mettre cet ouvrage au rang de ce qu'il y a de plus parfait dans notre langue.

Sans doute La Bruyere n'a ni les élans et les

traits sublimes de Bossuet; ni le nombre, l'abon 'dance et l'harmonie de Fénelon; ni la grace brillante et abandonnée de Voltaire; ni la sensibilité profonde de Rousseau; mais aucun d'eux ne m'a paru réunir au même degré la variété, la finesse et l'originalité des formes et des tours, qui étonnent dans La Bruyere. Il n'y a peut-être pas une beauté de style propre à notre idiome, dont on ne trouve des exémples et des modèles dans cet écrivain.

Despréaux observoit, à ce qu'on dit, que La Bruyere, en évitant les transitions, s'étoit épargné ce qu'il y a de plus difficile dans un ouvrage. Cette observation ne me paroît pas digne d'un si grand maître. Il savoit trop bien qu'il y a dans l'art d'écrire des secrets plus importants que celui de trouver ces formules qui servent à lier les idées, et unir les parties du discours.

Ce n'est point sans doute pour éviter les transi tions, que La Bruyere a écrit son livre par frag; ments et par pensées détachées. Ce plan convenoit mieux à son objet; mais il s'imposoit dans l'exécution une tâche tout autrement difficile que célle dont il s'étoit dispensé.

L'écueil des ouvrages de ce genre est la mono tonie. La Bruyere a senti vivement ce danger; on peut en juger par les efforts qu'il a faits pour y échapper. Des portraits, des observations de mœurs, des maximes générales, qui se succèdent sans liaison, voilà les matériaux de son livre. Il sera curieux 'd'observer toutes les ressources qu'il a trouvées dans son génie pour varier à l'infini, dans un cercle si borné, ses tours, ses couleurs et ses mouve

les

ments. Cet examen, intéressant pour tout homme de goût, ne sera peut-être pas sans utilité pour jeunes gens qui cultivent les lettres et se destinent au grand art de l'éloquence.'

Il seroit difficile de définir avec précision le ca ractère distinctif de son esprit : il semble réunir tous les genres d'esprit. Tour-à-tour noble et familier, éloquent et railleur, fin et profond, amer et gai, il change avec une extrême mobilité, de ton, de personnage et même de sentiment, en parlant cependant des mêmes objets.

Et ne croyez pas que ces mouvements si divers soient l'explosion naturelle d'une ame très-sensible;

qui, se livrant à l'impression qu'elle reçoit des objets dont elle est frappée, s'irrite contre un vice, s'indigne d'un ridicule, s'enthousiasme

pour les mœurs et la vertu. La Bruyere montre par-tout les sentiments d'un honnéte homme; mais il n'est ni apôtre, ni nisanthrope. Il se passionne, il est vrai, mais c'est comme le poëte dramatique qui a des caractères opposés à mettre en action. Racine n'est ni Néron ni Burrhus; mais il se pénètre fortement des idées et des sentiments qui appartiennent au caractère et à la situation de ses personnages, et il trouve dans son imagination échauffée tous les traits dont il a besoin pour les peindre.

Ne cherchons donc dans le style de La Bruyere, ni l'expression de son caractère, ni l'épanchement involontaire de son ame; mais observons les formes diverses qu'il prend tour-à-tour pour nous intéresser ou nous plaire.

Une grande partie de ses pensées ne pouvoient guère se présenter que comme les résultats d'une observation tranquille et réfléchie; mais, quelque vérité, quelque finesse, quelque profondeur même . qu'il y eût dans les pensées, cette forme froide et monotone auroit bientôt ralenti et fatigué l'attention, si elle eût été trop continûment prolongée.

Le philosophe n'écrit pas seulement pour se faire lire, il veut persuader ce qu'il écrit; et la conviction de l'esprit, ainsi que l'émotion de l'ame,

est toujours proportionnée au degré d'attention qu'on donne aux paroles.

Quel écrivain a mieux connu l'art de fixer l'at tention par la vivacité ou la singularité des tours, et de la réveiller sans cesse par une inépuisable variété?

Tantôt il se passionne et s'écrie avec une sorte d'enthousiasme : « Je voudrois qu'il me fût permis » de crier de toute ma force à ces hommes saints » qui ont été autrefois blessés des femmes : Ne les » dirigez point; laissez à d'autres le soin de leur

>> salut. >>>

Tantôt, par un autre mouvement aussi extraordinaire, il entre brusquement en scène : « Fuyez, » retirez-vous; vous n'êtes pas assez loin...... Je » suis, dites-vous, sous l'autre tropique...... Passez » sous le pôle et dans l'autre hémisphère...... M'y » voilà..... Fort bien; vous êtes en sûreté. Je dé»couvre sur la terre un homme avide, insatiable, » inexorable, etc. » C'est dommage peut-être que la morale qui en résulte n'ait pas une importance proportionnée au mouvement qui la prépare.

Tantôt c'est avec une raillerie amère ou plaisante qu'il apostrophe l'homme vicieux ou ridicule.

« Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse » brillant, ce grand nombre de coquins qui te >> suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses » qu'on t'en estime davantage; on écarte tout cet

h

» attirail qui t'est étranger pour pénétrer jusqu'à toi, qui n'es qu'un fat.

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« Vous aimez, dans un combat on pendant un » siége, à paroître en cent endroits, pour n'être nulle part; à prévenir les ordres du général, de peur de les suivre; et à chercher les occasions, » plutôt que de les attendre et les recevoir : votre » valeur seroit-elle douteuse? »>

Quelquefois une réflexion qui n'est que scnsće est relevée par une image ou un rapport éloigné, qui frappe l'esprit d'une manière inattendue.

Après l'esprit de discernement, ce qu'il y a au » monde de plus rare, ce sont les diamants et les »perles. » Si La Bruyere avoit dit simplement que rien n'est plus rare que l'esprit de discernement, on n'auroit pas trouvé cette réflexion digne d'être 'écrite.

C'est par des tournures semblables qu'il sait attacher l'esprit sur des observations qui n'ont rien de neuf pour le fond, mais qui deviennent piquantes par un certain air de naïveté sous lequel il sait déguiser la satire.

« Il n'est pas absolument impossible qu'une per» sonne qui se trouve dans une grande faveur, »perde son procès. »>

« C'est une grande simplicité que d'apporter à » la cour la moindre roture, et de n'y être pas gen>>tilhomme.»

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