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de toutes les actions humaines. La Bruyere s'est attaché particulièrement à observer les différences

que le choc des passions sociales, les habitudes d'état et de profession, établissent dans les mœurs et la conduite des hommes. Montaigne et La Rochefoucauld ont peint l'homme de tous les temps et de tous les lieux; La Bruyere a peint le courtisan, l'homme de robe, le financier, le bourgeois du siècle de Louis XIV.

Peut-être que sa vue n' n'embrassoit pas un grand horizon, et que son esprit avoit plus de pénétra, tion que d'étendue. Il s'attache trop à peindre les individus, lors même qu'il traite des plus grandes. choses. Ainsi, dans son chapitre intitulé : Du souVERAIN OU DE LA RÉPUBLIQUE, au milieu de quelques réflexions générales sur les principes et les vices du gouvernement, il peint toujours la cour et la ville, le négociateur et le nouvelliste. On s'attendoit à parcourir avec lui les républiques anciennes et les monarchies modernes; et l'on est étonné, à la fin du chapitre, de n'être pas sorti de Versailles.

Il y a cependant dans ce même chapitre des pensées plus profondes qu'elles ne le paroissent au premier coup-d'œil. J'en citerai quelques unes, et je choisirai les plus courtes. « Vous pouvez au»jourd'hui, dit-il, ôter à cette ville ses franchises, >ses droits, ses priviléges; mais demain ne son»gez pas même à réformer ses enseignes.

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«Le caractère des François demande du sérieux dans le souverain. »

« Jeunesse du prince, source des belles for » tunes. » On attaquera peut-être la vérité de cette dernière observation; mais si elle se trouvoit dés mentie par quelque exemple, ce seroit l'éloge du prince, et non la critique de l'observateur.

Un grand nombre des maximes de La Bruyere paroissent aujourd'hui communes; mais ce n'est pas non plus la faute de La Bruyere. La justesse même qui fait le mérite et le succès d'une pensée lorsqu'on la met au jour, doit la rendre bientôt familière et même triviale; c'est le sort de toutes les vérités d'un usage universel.

On peut croire que La Bruyere avoit plus de sens que de philosophic. Il n'est pas exempt de préjugés, même populaires. On voit avec peine qu'il n'étoit pas éloigné de croire un peu à la magie et au sortilége. « En cela, dit-il, chap. xiv, DE » QUELQUES USAGES, il y a un parti à trouver entre » les ames crédules et les esprits-forts. » Cepen? dant il a eu l'honneur d'être calomnié comme philosophe; car ce n'est pas de nos jours que ce genre de persécution a été inventé. La guerre que la sottise, le vice et l'hypocrisie ont déclarée à là phi losophie est aussi ancienne que la philosophie même, et durera vraisemblablement autant qu'elle, Il n'est pas permis, dit-il, de traiter quelqu'ud

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de philosophe : ce sera toujours lui dire une in » jure, jusqu'à ce qu'il ait plu aux hommes d'en »ordonner autrement. » Mais comment se récon ciliera-t-on jamais avec cette raison si incommode qui, en attaquant tout ce que les hommes ont de plus cher, leurs passions et leurs habitudes, voudroit les forcer à ce qui leur coûte le plus, à réflé chir et à penser par eux-mêmes?

En lisant avec attention les Caractères de La Bruyere, il me semble qu'on est moins frappé des pensées que du style; les tournures et les expressions paroissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin', de plus inattendu que le fond des choses mêmes ; et c'est moins l'homme de génie que le grand écrivain qu'on admire.

Mais le mérite de grand écrivain, s'il ne suppose pas le génie, demande une réunion des dons de l'esprit, aussi rare que le génie.

L'art d'écrire est plus étendu que ne le pensent la plupart des hommes, la plupart même de ceux qui font des livres.

Il ne suffit pas de connoître les propriétés des mots, de les disposer dans un ordre régulier, de donner même aux membres de la phrase une tournure symétrique et harmonieuse; avec cela on n'est encore qu'un écrivain correct, et tout au plus élégant.

Le langage n'est que l'interprète de l'ame; et

c'est dans une certaine association des sentiments et des idées avec les mots qui en sont les signes, qu'il faut chercher le principe de toutes les propriétés du style.

Les langues sont encore bien pauvres et bien imparfaites. Il y a une infinité de nuances, de sentiments et d'idées qui n'ont point de signes : aussi ne peut-on jamais exprimer tout ce qu'on sent. D'un autre côté, chaque mot n'exprime pas d'une manière précise et abstraite une idée simple et isolée; par une association secrète et rapide qui se fait dans l'esprit, un mot réveille encore des idées accessoires à l'idée principale dont il est le signe. Ainsi, par exemple, les mots CHEVAL et COURSIER, AIMER et CHÉRIR, BONHEUR et FÉLICITÉ, peuvent servir à désigner le même objet ou le même sentiment, mais avec des nuances qui en changent sensiblement l'effet principal.

Il en est des tours, des figures, des liaisons de phrase, comme des mots : les uns et les autres ne peuvent représenter que des idées, des vues de l'esprit, et ne les représentent qu'imparfaite

ment.

Les différentes qualités du style, comme la clarté, l'élégance, l'énergie, la couleur, le mouvement, etc dépendent donc essentiellement de la nature et du choix des idées; de l'ordre dans lequel l'esprit les dispose; des rapports sensibles que l'imagination y

attache; des sentiment; enfin que l'ame y associe, et du mouvement qu'elle y imprime.

Le grand secret de varier et de faire contraster les images, les formes et les mouvements du discours, suppose un goût délicat et éclairé; l'harmo nie, tant des mots que de la phrase, depend de la sensibilité plus ou moins exercée de l'organe; la correction ne demande que la connoissance réfléchie de sa langue.

Dans l'art d'écrire, comme dans tous les beaux arts, les germes du talent sont l'oeuvre de la nature; et c'est la réflexion qui les développe et les perfectionne.

Il a pu se rencontrer quelques esprits qu'un heureux instinct semble avoir dispensés de toute étude, et qui, en s'abandonnant sans art aux mouvements de leur imagination et de leur pensée, ont écrit avec grace, avec feu, avec intérêt: mais ces dons naturels sont rares; ils ont des bornes et des imperfections très-marquées, et ils n'ont jamais suffi pour produire un grand écrivain.

Je ne parle pas des anciens, chez qui l'élocution étoit un art si étendu et si compliqué; je citerai Despréaux et Racine, Bossuet et Montesquieu, Voltaire et Rousseau: ce n'étoit pas l'instinet qui produisoit sous leur plume ces beautés et ces grands effets auxquels notre langue doit tant de richesses et de perfection; c'étoit le fruit du génie

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