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contrefont les simples et les naturels; semblables à ces gens d'une taille médiocre qui se baissent aux portes de peur de se heurter.

Votre fils est bègue1, ne le faites pas monter sur la tribune. Votre fille est née pour le monde, ne l'enfermez pas parmi les vestales. Xantus', votre affranchi, est foible et timide, ne différez pas, retirez-le des légions et de la milice. Je veux l'avan; cer, dites-vous comblez-le de biens, surchargez le de terres, de titres et de possessions, servez-vous du temps, nous vivons dans un siècle où elles luj feront plus d'honneur que la vertu. Il m'en coûteroit trop, ajoutez-vous parlez-vous sérieusement, Crassus3? Songez-vous que c'est une goutte d'eau que vous puisez du Tibre pour enrichir Xantus que vous aimez, et pour prévenir les honteuses suites d'un engagement où il n'est pas propre?

Il ne faut regarder dans ses amis que la seule vertu qui nous attache à eux, sans aucun exa men de leur bonne ou de leur mauvaise fortune; et quand on se sent capable de les suivre dans leur disgrace, il faut les cultiver hardiment et avec confiance jusques dans leur plus grande pros périté.

S'il est ordinaire d'être vivement touché des choses rares, pourquoi le sommes-nous si peu de la vertu?

S'il est heureux d'avoir de la naissance, il ne l'est pas moins d'être tel qu'on ne s'informe plus si vous

en avez.

Il apparoît1 de temps en temps sur la face de la terre des hommes rares, exquis, qui brillent par leur vertu, et dont les qualités éminentes jettent un éclat prodigieux. Semblables à ces étoiles extraordinaires dont on ignore les causes, et dont on sait encore moins ce qu'elles deviennent après avoir 'disparu, ils n'ont ni aïeuls ni descendants, ils com posent seuls toute leur race.

Le bon esprit nous découvre notre devoir, notre engagement à le faire; et s'il y a du péril, avec pé: ril : il inspire le courage, ou il y supplée.

Quand on excelle dans son art, et qu'on lui donne toute la perfection dont il est capable, l'on en sort en quelque manière; et l'on s'égale à ce qu'il y a de plus noble et de plus relevé. V*** est un peintre, C** un musicien, et l'auteur de Pyrame est un poëte mais Mignard est Mignard, Lulli est Lulli, et Corneille est Corneille.

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Un homme libre, et qui n'a point de femme, s'il a quelque esprit, peut s'élever au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde, et aller de pair avec les plus honnêtes gens : cela est moins facile à celui qui est engagé il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre.

Après le mérite personnel3, il faut l'avouer, ce sont les éminentes dignités et les grands titres dont les hommes tirent plus de distinction et plus d'éclat ; et qui ne sait être un Érasme doit penser à être évêque. Quelques uns4, pour étendre leur renommée, entassent sur leurs personnes des pairies, des

colliers d'ordre, des primaties, la pourpre, et ils auroient besoin d'une tiare: mais quel besoin a Benigne d'être cardinal?

L'or éclate, dites-vous, sur les habits de Philé, mon2: il éclate de même chez les marchands. Il est habillé des plus belles étoffes : le sont-elles moins toutes déployées dans les boutiques et à la pièce? Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence: je loue donc le travail de l'ouvrier. Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d'œuvre : la garde de son épée est un onyx ; il a au doigt un gros diamant qu'il fait briller aux yeux, et qui est parfait : il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l'on porte sur soi autant pour la vanité que pour l'usage; et il ne se plaint non plus toute sorte de parure qu'un jeune homme qui a épousé une riche vicille. Vous m'inspirez enfin de la curiosité, il faut voir du moins des choses si précieuses : envoyez moi cet habit et ces bijoux de Philémon, je vous quitte de la personne.

Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage. L'on écarte tout cet attirail qui t'est étranger, pour pénétrer jusques à toi, qui n'es qu'un fat.

Ce n'est pas qu'il faut3 quelquefois pardonner à celui qui, avec un grand cortége, un habit riche et un magnifique équipage, s'en croit plus de naissance

et plus d'esprit il lit cela dans la contenance et dans les yeux de ceux qui lui parlent.

Un homme à la cour', et souvent à la ville, qui a un long manteau de soie ou de drap de Hollande, une ceinture large et placée haut sur l'estomac, le soulier de maroquin, la calotte de même, d'un beau grain, un collet bien fait et bien empesé, les cheveux arrangés et le teint vermeil, qui avec cela se souvient de quelques distinctions métaphysiques, explique ce que c'est qué la lumière de gloire, et sait préci sément comment l'on voit Dieu; cela s'appelle un docteur. Une personne humble qui est ensevelie dans le cabinet, qui a médité, cherché, consulté, confronté, lu ou écrit pendant toute sa vie, est un homme docte.

Chez nous le soldat est brave; et l'homme de robe est savant : nous n'allons pas plus loin. Chez les Romains l'homme de robe étoit brave; et le soldat étoit savant: un Romain étoit tout ensemble et le soldat et l'homme de robe.

Il semble que le héros est d'un seul métier, qui est celui de la 'ét guerre; que le grand homme est de tous les métiers, ou de la robe, ou de l'épée, ou 'du cabinet, ou de la cour : l'un et l'autre mis ensemble ne pèsent pas un homme de bien.

Dans la guerre, la distinction entre le héros et le grand homme est délicate: toutes les vertus militaires font l'un et l'autre. Il semble néanmoins que le premier soit jeune, entreprenant, d'une haute valeur, ferme dans les périls, intrépide; que l'autre

excelle par un grand sens, par une vaste prévoyance, par une haute capacité et par une longue expérience. Peut-être qu'Alexandre n'étoit qu'un héros, et que César étoit un grand homme.

Emile1 étoit né ce que les plus grands hommes ne deviennent qu'à force de règles, de méditation et d'exercice. Il n'a eu dans ses premières années qu'à remplir des talents qui étoient naturels, et qu'à se livrer à son génie. Il a fait, il a agi avant que de savoir, ou plutôt il a su ce qu'il n'avoit jamais appris: dirai-je que les jeux de son enfance ont été plusieurs victoires? Une vie accompagnée d'un extrême bonheur joint à une longue expérience seroit illustre par les seules actions qu'il avoit achevées dès sa jeunesse. Toutes les occasions de vaincre qui se sont depuis offertes, il les a embrassées; et celles qui n'étoient pas, sa vertu et son étoile les ont fait naître admirable même et par les choses qu'il a faites, et par celles qu'il auroit pu faire. On l'a regardé comme un homme incapable de céder à l'ennemi, de plier sous le nombre ou sous les obsta cles; comme une ame du premier ordre, pleine de ressources et de lumières, qui voyoit encore où personne ne voyoit plus; comme celui qui, à la tête des légions, étoit pour elles un présage de la victoire, et qui valoit seul plusieurs légions; qui étoit grand dans la prospérité, plus grand quand la fortune lui a été contraire : la levée d'un siége, une retraite l'ont plus ennobli que ses triomphes; l'on ne met qu'a près, les batailles gagnées et les villes prises; qui

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