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'diner, pour monter dans leur carrosse : ils se persuadoient que l'homme avoit des jambes pour marcher, et ils marchoient. Ils se conservoient propres quand il faisoit sec, et dans un temps humide ils gâtoient leur chaussure, aussi peu embarrassés de franchir les rues et les carrefours, que le chasseur de traverser un guéret, ou le soldat de se mouiller dans une tranchée : on n'avoit pas encore imaginé d'atteler deux hommes à une litière; il y avoit même plusieurs magistrats qui alloient à pied à la chambre, ou aux enquêtes, d'aussi bonne grace qu'Auguste autrefois alloit de son pied au Capitole. L'étain dans ce temps brilloit sur les tables et sur les buffets, comme le fer et le cuivre dans les foyers : l'argent et l'or étoient dans les coffres. Les femmes se faisoient servir par des femmes; on mettoit celles-ci jusqu'à la cuisine. Les beaux noms de gouverneurs et de gouvernantes n'étoient pas inconnus à nos pères; ils savoient à qui l'on confioit les enfants des rois et des plus grands princes; mais ils partageoient le service de leurs domestiques avec leurs enfants; contents de veiller eux-mêmes immédiatement à leur éducation. Ils comptoient en toutes choses avec eux-mêmes : leur dépense étoit proportionnée à leur recette : leurs livrées, leurs équipages, leurs meubles, leur table, leurs maisons de la ville et de la campagne, tout étoit mesuré sur leurs rentes et sur leur condition. Il y avoit entre eux des distinctions extérieures qui empêchoient qu'on ne prît la femme du praticien pour celle du

magistrat, et le roturier ou le simple valet pour le gentilhomme. Moins appliqués à dissiper ou à grossir leur patrimoine qu'à le maintenir, ils le laissoient entier à leurs héritiers, et passoient ainsi d'une vie modérée à une mort tranquille. Ils ne disoient point, le siècle est dur, la misère est grande, l'argent est rare : ils en avoient moins que nous, et en avoient assez; plus riches par leur économie et par leur modestie, que de leurs revenus et de leurs domaines. Enfin l'on étoit alors pénétré de cette maxime, que ce qui est dans les grands splendeur, somptuosité, magnificence, est dissipation, folie, ineptie, dans le particulier.

CHAPITRE VIII.

DE LA COUR.

Le reproche en un sens le plus honorable que l'on puisse faire à un homme, c'est de lui dire qu'il ne sait pas la cour : il n'y a sorte de vertus qu'on ne rassemble en lui par ce seul mot.

Un homme qui sait la cour, est maître de son geste, de ses yeux et de son visage, il est profond, impénétrable: il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle, agit contre ses sentiments. Tout ce grand raffinement n'est qu'un vice, que l'on appelle fausseté, quelquefois aussi inutile au courtisan pour sa fortune, franchise, la sincérité, et la vertu.

que

la

Qui peut nommer de certaines couleurs chan geantes, et qui sont diverses selon les divers jours dont on les regarde? de même qui peut définir la' cour?

Se dérober à la cour un seul moment, c'est y renoncer : le courtisan qui l'a vue le matin, la voit le soir, pour la reconnoître le lendemain, ou afin que lui-même y soit connu.

L'on est petit à la cour, et quelque vanité que l'on ait, on s'y trouve tel: mais le mal est. commun, et les grands mêmes y sont petits.

La Bruyere. I.

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La province est l'endroit d'où la cour, comme dans son point de vue, paroît une chose admirable si l'on s'en approche, ses agréments dimi nuent comme ceux d'une perspective que l'on voit de trop près.

L'on s'accoutume difficilement à une vie qui se passe dans une antichambre, dans des cours ou sur l'escalier.

La cour ne rend pas content, elle empêche qu'on ne le soit ailleurs.

́Il faut qu'un honnête homme ait tâté de la cour: il découvre en y entrant, comme un nouveau monde qui lui étoit inconnu, où il voit régner également le vice et la politesse, et où tout lui est utile, le bon et le mauvais.

La cour est comme un édifice bâti de marbre; je veux dire qu'elle est composée d'hommes fort durs, mais fort polis.

L'on va quelquefois à la cour pour en revenir, et se faire par-là respecter du noble de sa province, ou de son diocésain.

Le brodeur et le confiseur seroient superflus et ne feroient qu'une montre inutile, si l'on étoit modeste et sobre les cours seroient désertes, et les rois presque seuls, si l'on étoit guéri de la vanité et de l'intérêt. Les hommes veulent être esclaves

quelque part, et puiser là de quoi dominer ailleurs. Il semble qu'on livre en gros aux premiers de la cour l'air de hauteur, de fierté et de commandement, afin qu'ils le distribuent en détail dans les

provinces: ils font précisément comme on leur fait, vrais singes de la royauté.

Il n'y a rien qui enlaidisse certains courtisans comme la présence du prince; à peine les puis-je reconnoître à leurs visages, leurs traits sont altérés, et leur contenance est avilie. Les gens fiers et superbes sont les plus défaits, car ils perdent plus du leur : celui qui est honnête et modeste s'y soutient mieux, il n'a rien à réformer.

L'air de cour est contagieux, il se prend à Versailles, comme l'accent normand à Rouen ou à Falaise on l'entrevoit en des fourriers, en de petits contrôleurs, et en des chefs de fruiterie : l'on peut avec une portée d'esprit fort médiocre y faire de grands progrès. Un homme d'un génie élevé et d'un mérite solide ne fait pas assez de cas de cette espèce de talent pour faire son capital de l'étudier et de se le rendre propre : il l'acquiert sans réflexion, et il ne pense point à s'en défaire.

N** arrive avec grand bruit, il écarte le monde, se fait faire place, il gratte, il heurte presque, il se nomme: on respire, et il n'entre qu'avec la foule.

Il y a dans les cours des apparitions de gens aventuriers et hardis, d'un caractère libre et familier, qui se produisent eux-mêmes, protestent qu'ils ont dans leur art toute l'habileté qui manque aux autres, et qui sont crus sur leur parole. Ils profitent cependant de l'erreur publique, ou de l'amour qu'ont les hommes pour la nouveauté : ils

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