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dans la langue commune, c'est-à-dire connus même de qui ne plaide pas je ne vois à citer que confidentiaire (II, 194), testamentaire (II, 191), pour « héritier testamentaire », les nourritures (1, 232), sur-arbitre (1, 181), exhérédé (II, 191), le vieux verbe il appert (II, 190 et 191), l'autre forme apparoir (I, 270), prise, sans valeur technique, au sens d' « apparaître »; enfin le terme à la fois de logique et de palais la contradictoire de.... (II, 188), substantivement, avec l'ellipse du nom proposition. Un officier du génie me dit que dans la phrase toute technique : « Ils vous étourdissent de flancs, de redans, de ravelins, de fausse-braie, de courtines et de chemin couvert >> (II, 119), il n'y a guère que ravelin, synonyme de demi-lune, et fausse-braie, sorte de fausse muraille, qui aient vieilli. Parmi les vieux noms de tulipes : « l'Orientale, la Veuve, le Drap d'or, l'Agathe, la Solitaire >> (II, 136), un horticulteur de Paris me montre le second, << la Veuve », dans un catalogue d'à présent; on m'a en vain cherché les autres dans de riches catalogues de France et de Hollande. Les fleuristes usent-ils encore des épithètes huilée, à pièces emportées ? elles sont restées claires. Je vois, dans d'assez récents dictionnaires d'histoire naturelle, que les dénominations léopard, plume, musique (II, 142), sont toujours, je ne dis pas des termes de conchyliologie savante, mais, comme la Bruyère a soin de nous l'apprendre en note, de vulgaires «< noms de coquillage. >> Dans un tout autre genre, on me dit que les soupentes (I, 292), ou assemblages de larges courroies servant à soutenir le corps d'un carrosse, ne sont plus guère en usage, chose et nom, que pour les voitures à huit ressorts. Nous nous expliquons aisément, par le composé décatir, le terme simple catis (I, 260), ou plutôt cati; mais il paraît que cet apprêt qui donne du corps et du lustre à une étoffe, se désigne maintenant d'ordinaire par le mot même d'apprét, employé absolument.

Dans l'étude des modifications du langage, une catégorie curieuse est celle des idées qui, sans changer de nature, changent de nom, et en prennent un autre qui existait déjà dans la langue et qui, de son côté, sans changer de forme, change de valeur.

Libertin, libertinage ont perdu leur sens, autrefois le plus ordinaire, d'irréligieux, incrédule, irréligion, incrédulité, pour ne garder que celui, jadis bien plus rare, de débauché, débauche. Esprit fort, au contraire, une des expressions auxquelles nous donnons, comme la Bruyère lui-même paraît le faire dans son dernier chapitre, ce sens restreint qu'a perdu libertin, en avait autrefois un plus général et désignait, dit l'Académie (1694), l'homme qui se met «< audessus des opinions et des maximes communes. » C'est ainsi qu'il est employé dans ce passage, où il ne s'agit pas le moins du monde de religion: << Les personnes graves ou les esprits forts qui trouvent du foible dans un ris excessif comme dans les pleurs.... » (I, 137.) On sait que le terme d'honnéte homme, qui avait déjà dans ses

acceptions celle d'homme probe, comprenait, en outre, et plus souvent, << toutes les qualités agréables, pour parler encore comme l'Académie (1694), qu'un homme peut avoir dans la vie civile, » et ne voulait dire autre chose, en ce sens-là, que « galant homme, homme de bonne conversation, de bonne compagnie. » On voit par un des exemples cités au Lexique qu'il arrive à l'auteur des Caractères d'attacher à cette expression un sens qui est loin d'être identique avec le sens premier d'homme probe, le seul que l'usage lui laisse aujourd'hui : « L'honnête homme, dit-il (II, 99), tient le milieu entre l'habile homme et l'homme de bien. >>

Dès la première édition de son Dictionnaire (1694), l'Académie n'applique le nom d'artisan, à moins qu'il n'ait un complément, comme dans cet endroit de notre auteur: « Ces grands artisans de la parole » (II, 460), qu'à celui « qui exerce un art mécanique, un métier. » La Bruyère en élève fort le sens et l'étend aussi loin celui d'art, quand il nous dit (I, 147) : « Il y a des artisans ou des habiles dont l'esprit est aussi vaste que l'art et la science qu'ils professent; ils lui rendent avec avantage, par le génie et par l'invention, ce qu'ils tiennent d'elle et de ses principes. >>

que

Il restreint de même moins que nous l'acception d'ouvrier, et emploie ce nom dans le large sens qu'ont ceux de même radical œuvre et ouvrage. Il ne l'applique pas seulement au grand architecte de jardins le Nostre (II, 258), mais au sculpteur Bernin (II, 445), à Phidias, à Zeuxis (I, 271). Dans un exemple bien connu, il dit en parlant d'une lecture qui élève l'esprit : « L'ouvrage est bon, et fait de main d'ouvrier. » L'usage, à la fin du dix-septième siècle, justifiait cette étendue de signification. Du moins la définition académique d'ouvrier, en 1694, est simplement : « Qui travaille et fait quelque ouvrage; » et à cette définition le Dictionnaire ajoute d'une manière générale : « Il se dit aussi de ceux qui font des ouvrages d'esprit. » L'édition de 1835 rétrécit le sens et définit ce nom ainsi : « Qui travaille habituellement de la main et fait quelque ouvrage pour gagner sa vie. » L'application aux ouvrages d'esprit est, dit-elle ainsi que la cinquième (1798), figurée et familière. Les éditions intermédiaires de 1718, 1740, 1762, ne diffèrent de la première, de 1694, que par l'addition des mots : « de la main, » après « qui travaille. »

Comme termes toujours fréquents et usités, mais autrement que jadis, nous pouvons citer encore les troupes, pour l'état militaire : << Le mettra-t-on dans les finances, ou dans les troupes? » (I, 153), << Jetez-moi dans les troupes comme un simple soldat » (I, 353); attache (I, 193), pour agrafe, broche; pancartes (I, 252), pour << billets d'enterrement, » comme la Bruyère lui-même l'explique par une note; le fruit, pour le dessert: « Il se lève avant le fruit » (II, 13); les assiettes, pour les entremets (II, 56).

Une modification plus légère, mais néanmoins bien sensible, est

celle du nombre (le pluriel où nous mettons le singulier) dans l'emploi du mot peuple : « La curiosité des peuples empressés de voir le Prince » (I, 388). Le Lexique indique cinq autres exemples de cet usage, qui est analogue à celui de l'anglais people avec le verbe au pluriel, au sens de gens, monde, în. Voyez à l'Introduction grammaticale, p. xxxiv, 2o, un bon nombre de singuliers et de pluriels s'écartant de notre usage; et à la même page, 1o, les rares divergences de genre.

Les mots qui ont le plus d'influence sur la physionomie du discours, qui par la différence de leurs emplois, d'une époque à l'autre, diversifient la langue de la façon la plus marquée, ce sont naturellement les mots les plus fréquents, ceux qui reviennent le plus souvent, et d'abord et surtout ces exposants de rapports qui servent à lier entre eux les exposants d'idées, et auxquels on pourrait appliquer, comme nom générique, la dénomination restreinte à une seule de leurs espèces, d'articles ou jointures. Tels sont, outre les articles proprement dits, d'une part les pronoms, surtout les relatifs et les personnels de la troisième personne, et de l'autre les particules, à savoir: les prépositions, les conjonctions, quelques adverbes. On trouvera réunis dans le Lexique et particulièrement dans l'Introduction grammaticale, de nombreux exemples où la façon dont la Bruyère use de ces sortes de mots tranche sur la nôtre d'une manière frappante : la rencontre, à chaque pas, des diversités de ce genre est assurément, par sa fréquence même, une des marques les plus distinctives de ces deux époques de la langue séparées par environ deux siècles.

Une autre classe de mots dont la comparaison est très-propre aussi à dater la langue, c'est celle de certains noms, figurés pour la plupart, mais sans qu'on sente, pour ainsi dire, tant on y est fait, qu'ils le sont, à qui l'élasticité de leur signification permet d'entrer dans un grand nombre de locutions. Voyez, entre autres, dans le Lexique, PART, PARTIE, POINT, FOND et FONDS, ENDROIT, TOUR, JOUR, JEU, DÉMARCHE, etc.

Nous en dirons autant des verbes à multiple usage qui se prêtent à mille tours, prennent les compléments et déterminatifs les plus divers, comme étre, avoir, faire, tenir, mettre, jeter, remplir, etc. On trouvera, aux articles de ces noms et de ces verbes, quantité d'emplois qui distinguent la langue de la Bruyère de la nôtre.

Outre ces mots de rencontre habituelle dont le discours est parsemé et qui en affectent tout l'ensemble par leur fréquent retour, il en est beaucoup d'autres qui nous frappent, les uns comme étant dès lors ou comme devenus depuis des termes de style rare et choisi, les autres parce que leur signification, sans se modifier autant que dans la catégorie citée plus haut (p. vi et vii), s'est nuancée plus ou moins sensiblement, du temps de notre auteur au nôtre, ou qu'il y a mis lui-même des nuances qui lui sont propres. Il y a dans sa manière une finesse,

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un sentiment des nuances qu'on peut être tenté parfois de nommer excessifs. Bien souvent il détourne les expressions de ce qu'on peut appeler la grosse et simple acception: par sa façon de les construire, de les entourer et accompagner, elles prennent chez lui, au moyen du reflet des expressions voisines, des valeurs réduites ou étendues qui veulent, pour être bien comprises, une subtile attention. Il s'ensuit que, parmi les passages que nous allons citer à ce propos, il en est un bon nombre qui ne témoignent pas du commun usage de l'époque, et qui ont plutôt un caractère original, personnel. Mais que la signification particulière et l'application des mots soient, dans ces passages, propres à l'écrivain, ou qu'elles appartiennent à la langue de son temps, toujours est-il qu'employés comme ils le sont, ces mots, tout en gardant, pour de bons yeux, une suffisante clarté, étonnent à des degrés divers, et sont à relever, dans une étude comparative, pour ce qu'ils offrent d'insolite, d'inattendu. Les exemples que je choisis, montreront quel genre de différence de son langage au nôtre et probablement, dans plus d'un, à celui de ses contemporains mêmes, j'ai ici en vue. Je ne suis pas seul, je crois, à me sentir, je ne dis pas choqué, mais arrêté un moment, comme on l'est par l'inaccoutumé, et surpris plus ou moins, par les emplois de mots que voici. Je les range dans l'ordre alphabétique, afin que le lecteur, voulant en retrouver tel ou tel qui l'aurait frappé, le puisse aisément.

« Un sot riche et accrédité » (I, 258); « Seguier a été grand et accrédité sans ministère» (II, 467): ayant du crédit, de l'autorité, grande considération. L'Académie, dans les premières éditions de son Dictionnaire, n'applique aussi le mot qu'à des noms de personnes; ce n'est qu'à partir de 1740 qu'elle le construit avec certains noms de choses.

« La lune n'achève par jour que cinq cent quarante mille lieues » (II, 259). L'Académie ne donne, dans ses diverses éditions, nul exemple de cet emploi d'achever.

Action, désignant d'une manière générale toute pièce d'éloquence : « L'action de Monsieur de Meaux » (II, 491); « Cette action de Monsieur de Meaux » (ibidem): c'est l'oraison funèbre de la princesse Palatine.

« Je ne sais point si le chien.... affectionne, s'il craint..., s'il pense >> (II, 255); « Affectionner une affaire » (I, 60). Nous avons là deux acceptions remarquables du verbe affectionner; dans le premier exemple, il est pris absolument; dans le second, il signifie : « prendre une affaire à cœur, désirer qu'elle réussisse. »>

Ajuster voyez ci-après, p. xi, Concilier.

«Vos voix.... toujours libres et arbitraires » (II, 472): arbitraires, qui dépendent de votre seule volonté, et dont vous disposez à votre gré, que vous donnez à qui il vous plaît; il s'agit des votes pour une élection à l'Académie.

« Il cueille artistement cette prune exquise » (II, 137): avec art et industrie. L'adverbe appliqué à un acte de ce genre ne tranche pas sur notre usage par vétusté, mais plutôt, il me semble, sur celui du dixseptième siècle, par je ne sais quoi de moderne. Dans les trois autres exemples anciens que cite M. Littré, il n'est question que de choses travaillées ou rangées avec art.

« La ville est partagée en diverses sociétés, qui sont comme autant de petites républiques.... Tant que cet assemblage est dans sa force..., l'on ne trouve rien de bien dit ou de bien fait que ce qui part des siens » (1, 276): cet assemblage, cette union, cette association, cette coterie.

« Il ne manque souvent à un ancien galant, auprès d'une femme qui l'attache, que le nom de mari » (I, 175): qui l'attache, qui le tient, le retient dans ses liens, tour actif, pour nous moins usuel peut-être, mais bien plus expressif que ne serait le tour passif : « à qui il est attaché. >> Le substantif attache, où le même radical arrive à une tout autre acception, celle d'agrément, consentement, n'est pas resté non plus du commun usage: «Ils ne comprennent point que sans leur attache1 on ait l'impudence de les espérer (les pensions, les honneurs) » (II, 247).

<«< Il cultive les jeunes (femmes)..., c'est son attrait » (II, 157) : c'est-àdire c'est son goût, ce qui l'attire.

« Ces mots aventuriers qui paroissent subitement, durent un temps, et que bientôt on ne revoit plus » (I, 219) : c'est-à-dire ces mots dont le passage dans la langue, où ils ne restent pas, sont comme une fortuite aventure; cet endroit rappelle celui d'Horace, dont nous avons déjà cité quelques mots (ci-dessus, p. 11, note 1): Cadentque quæ nunc sunt in honore vocabula.

<< L'éloquence de la chaire, en ce qui y entre d'humain et du talent de l'orateur, est cachée, connue de peu de personnes, et d'une difficile exécution » (II, 230): cachée, pour être compris, a bien besoin de la suite : << connue de peu de personnes; » c'est un secret, que peu connaissent et possèdent; nous n'appliquerions pas ainsi non plus le dernier mot : exécution; ni le participe exécuté, comme il l'est dans ce passage où il est dit d'un «< endroit d'une comédie, » qu'il « est très-plaisant et très-naïvement exécuté » (I, 137).

« Le capital pour une femme n'est pas d'avoir un directeur, mais de vivre si uniment qu'elle s'en puisse passer » (I, 181): le capital, c'est-àdire le principal, ce qui surtout importe. Relevons encore ici uniment, pour simplement, au sens d'égale et régulière simplicité. Voyez plus bas, p. xxi, faire son capital de.

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<< Ils envoient leurs offrandes dans les temples aux jours d'une grande célébrité » (I, 64): célébrité, solennité; c'est le seul sens que l'Académie donne au mot dans ses deux premières éditions; mais dès 1740, elle ajoute l'acception ordinaire d'à présent : « grande réputation »; plus tard (1798), elle fait de celle-ci le premier sens du mot, et dit l'autre vieilli.

« (Demander aux négociateurs) une certaine facilité, qui ne choque point leur commission ni les intentions de leurs maîtres » (I, 376): métaphore toujours juste et légitime, mais devenue rare dans cette acception, quelque fréquentes que soient les occasions de s'en servir ainsi.

« Songez à pénétrer le sens du texte dans toute son étendue, et dans ses circonstances » (II, 203) : je crois que cet emploi du mot serait toujours aussi fort légitime, mais cela n'empêche point qu'il soit assez rare aujourd'hui. Cet autre emploi ne l'est pas moins: « Préférer.... les sacrements donnés de sa main (de la main de son directeur) à ceux qui ont moins de cette circonstance » (II, 152): c'est-à-dire qui ont cette circonstance de moins, que celui qui les donne soit votre directeur; je n'ai pas besoin de relever comme archaïsme le tour moins de pour de moins.

Cogner, avec le complément ouvrage : « Où fend-il, où cogne-t-il son ouvrage ? » (II, 85.)

1. Ces mots : «< sans leur attache », ont été expliqués à tort dans le Lexique, à l'article ATTACHE, par: « sans être attaché à eux ». Il faut remplacer cette explication par celle-ci : « sans leur agrément, leur assentiment ».

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