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nous constatons chez lui une tournure d'esprit, une direction littéraire toute différente. Pour le fond, cela se remarque sans peine dans son Appréciation Véridique de la Vie humaine, où l'observation superficielle du monde et des mœurs est remplacée par une analyse psychologique pénétrante, où la légèreté du satirique qui rit de son sujet disparaît devant une profonde misanthropie, un accent de mélancolie réelle, trahissant une douleur intime, un sombre désenchantement. En ce qui touche à la forme, il com- l mence à se servir de strophes lyriques où l'entrelacement capricieux des rimes et des mesures contraste avec la pompeuse monotonie du distique héroïque. Au point de vue théorique, Young proclame soudain sa rupture avec l'école régnante en préconisant l'originalité comme seule sauvegarde de l'avenir littéraire du pays. Son évolution est maintenant complétée; il ne lui reste plus qu'à la manifester par une grande œuvre.

C'est alors, de 1742 à 1745, que sous l'émotion produite par des deuils successifs, il écrit son poème le plus original et le plus puissant, ses méditations nocturnes. Déjà remarquable par l'emploi continu du vers blanc, cette composition constitue le monument le plus important et presque le premier en date de l'école mélancolique. En même temps on y découvre le changement graduel de la philosophie de notre auteur. Assez enclin à la tristesse dans ses poésies juvéniles et dans ses pièces de théâtre, il aboutissait dans son Appréciation Véridique à une conception déses-i pérée de l'existence à peine mitigée par la lointaine perspective d'un au delà supérieur au présent. Les Nuits reprennent en partie ce noir pessimisme, mais elles insistent davantage dans les chants IV et IX, double conclusion du recueil, sur la certitude de l'immortalité et des compensations futures. Ce qui est aussi plus frappant que dans le sermon et ce qui influa peut-être plus encore sur les écrivains suivants, c'est l'accent si personnel d'Young et sa tendance à faire de la Nature la confidente de ses peines, à trouver en elle comme un reflet de son humeur sombre. Un homme s'abandonnant à sa douleur en face d'un paysage dont les ténèbres et l'aspect désolé semblent renforcer les plaintes de l'affligé, voilà ce qui constitue la nouveauté, ce qui motiva le succès merveilleux des Nuits. L'école néo-classique défendait à ses

adeptes de se mettre en scène dans leurs ouvrages; Young initie le public aux angoisses qui déchirent son cœur et son âme blessée lui révèle le secret du sentiment qui émeut toutes les autres.

Avec les Nuits sa tristesse semble s'être apaisée en s'exprimant. Les Lettres sur le Centaure non Fabuleux conservent encore, mais affaiblie, l'empreinte de ce pessimisme farouche pour qui la terre n'offre rien qui ne soit mauvais et trompeur. Les années ramènent l'espoir et la sérénité dans l'esprit du vieillard. Ses Conjectures sur la Composition Originale, auxquelles manque malheureusement la contre-partie annoncée en ce qui touche à la morale, nous le montrent plus confiant dans le domaine de la littérature. Alors que les disciples de Dryden et de Pope ne voient partout que ruines et décadence, lui, s'inspirant des théories de Bacon, proclame les droits imprescriptibles de l'intelligence humaine et pousse ses contemporains à rejeter les entraves de l'imitation servile. Passant de son ancienne désespérance à un enthousiasme presque juvénile, il déclare que le génie ne relève d'aucun maître, qu'il peut et qu'il doit se dispenser de règles destinées à assister des talents inférieurs et que le génie, loin d'être aussi rare qu'on le suppose, est aussi fréquent, aussi fécond, aussi puissant qu'au temps des grands modèles de l'antiquité latine et grecque. C'est pour les Anglais le signal de la révolte contre la dépendance littéraire, l'apparition d'un nouveau mot d'ordre, l'originalité, dans une province jusqu'alors régie par la tradition et les précédents. Young y ajoute, comme récompense de l'effort à tenter, la vision glorieuse de conquêtes futures sur le terrain de la poésie et de la prose qui renouvelleront la conception des genres les plus divers et qui relègueront les Homère, les Sophocle, les Démosthène et les Cicéron de jadis au rang de simples précurseurs bientôt dépassés. En un mot, c'est la substitution de l'individualisme le plus absolu à l'ancienne hiérarchie qui prévalait dans les lettres et les arts, et c'est, pour l'auteur lui-même, le retour du pessimisme de l'âge mûr à un optimisme définitif.

L'influence d'Young se répandant en Europe par l'entremise des nombreuses traductions de ses Nuits et de ses Conjectures amena naturellement des résultats intéressants et parfois contradictoires. C'est en Allemagne où elle a le plus fortement agi, et presque dès la publication des deux ouvrages en question, que

cette influence se fait le plus nettement sentir. Les Nuits pénètrent de leur émotion débordante et de leur teinte sombre toute l'école didactique des Suisses et de Klopstock. Elles transmettent l'attendrissement de commande et la mélancolie érigée en sys- | tème aux romantiques qui ouvrent le XIXe siècle et aux philosophes qui s'inspirent de leurs doctrines. Renforcées par l'action. concurrente de J.-J. Rousseau et d'Ossian, elles viennent, pour ainsi dire, s'incarner en un type célèbre à cette époque, dans le jeune Werther ou, ce qui revient au même, dans le jeune Goethe. Il résume en sa personne cet égoïsme outré qui s'absorbe dans ses propres chagrins sans souci de ceux des autres, cette sensiblerie exagérée pour qui le monde entier devient le sujet de réflexions attristées, ce désœuvrement prétentieux qui ne fait rien sous prétexte d'être méconnu ou de ne pouvoir aboutir, enfin ce noir désenchantement pour lequel l'univers est « un monstre qui dévore toujours et qui recommence sans cesse (ein ewig verschlingendes und wiederkäuendes Ungeheuer), » bref cet état d'esprit anormal dont la conclusion logique, malgré les protestations chrétiennes de notre poète, ne fut et ne pouvait être que le suicide.

Au contraire, la théorie d'indépendance littéraire et d'effort personnel si hardiment soutenue par Young dans son opuscule célèbre inspire une autre école allemande, celle de la période d'assaut et d'interruption (die Sturm und Drangperiode). On y proclame la nécessité du libre développement des écrivains, affranchis à la fois des formules et des règles du passé. On y glorifie Shakespeare comme le seul maître sorti parfait des mains. de la nature. On y insiste sur les privilèges du génie et sur l'originalité. Ici, encore, c'est l'individualisme qui l'emporte; seulement il ne s'agit plus de l'individu concentré et perdu en soi, se détachant du monde pour se complaire en un égoïsme démesuré, mais de l'individu consacrant ses forces et sa personnalité au développement de la civilisation et au bien de ses semblables, poursuivant un idéal chimérique, si l'on veut, mais grandiose, eti rêvant la refonte et la réforme de toutes choses par l'activité propre de chacun. Ici, encore, ces vagues aspirations s'incarnent en une figure bien connue, dans le Marquis de Posa du drame de Don Carlos, ou, si l'on préfère, dans le jeune Schiller lui-même. Loin de se plonger, comme Werther, dans la contemplation

de son infortune à lui, et d'y oublier le sort du reste des hommes, il médite le bien futur de l'humanité et lui sacrifie son repos, sa carrière et sa vie. La perspective d'un bonheur qu'il ne verra point, l'attente d'un progrès indéfini, auquel il croit et collabore sans qu'il puisse espérer en jouir, excitent ses facultés et provoquent son héroïsme. Comme Young, il devine un avenir glorieux et convie la jeunesse à prendre possession d'une terre promise dont il n'aura pas l'accès.

Cette dualité dans l'effet produit par ses œuvres révèle la personnalité complexe de l'auteur des Nuits. Pareil à l'antique figure de Janus, il contemple à la fois ce qui disparaît et ce qui sera. Il résume pendant la première partie de sa carrière les tendances de l'école néo-classique anglaise dont il complète l'édifice correct par la production de satires régulières sur le modèle fourni par les anciens. Comme ses maîtres et ses rivaux, il sait décrire avec bienséance, railler avec finesse, imiter avec élégance les poètes latins. Et pourtant, il appartient aussi à la génération nouvelle. Ses velléités d'indépendance dans le choix des sujets, son admiration sans bornes pour Shakespeare, sa théorie d'un retour nécessaire à la nature et de l'obligation où se trouve le génie de briser les vieilles entraves, sont les signes précurseurs d'une révolution littéraire. Il réveille en Angleterre, et plus tard dans l'Europe civilisée, le sentiment de la personnalité humaine, il introduit un lyrisme puissant, inconnu jusqu'à lui, dans ce siècle de pure raison, il enseigne l'art d'associer les objets inanimés à la tristesse intime, il préconise un vigoureux individualisme, autant d'éléments indispensables du renouveau poétique. Par là il demeure, malgré son talent inégal et ses faiblesses, un des écrivains marquants de son époque. De même qu'il relie par les dates extrêmes de sa vie la Restauration des Stuarts aux temps des derniers rois de la maison de Hanovre, de même il rappelle d'une part les procédés d'imitation du théâtre de Dryden, l'impassibilité et le brillant des vers de Pope, et de l'autre annonce le retour au sentiment vrai et l'avénement d'une école originale où l'expression sincère et spontanée des émotions l'emportera désormais. A ce titre, comme à bien d'autres, il mérite mieux que l'oubli de la postérité.

APPENDICE

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A. Extrait des Manuscrits Egerton au Musée Britannique. [Egerton Mss. 1717, f. 58.]

To the Lady Giffard on the Countess of Portland's being ill of a Fever.

Severest Fate! must Portland Droop,
And on the Bed of pain decay,

When on undeserving throngs

A Blooming health is thrown away?

Ye Guardian pow'rs! with outstretch'd Wings,

Her Couch propitious hover o'er ;

And chide the Tumult in her Veins,
And bid her Spirits burn no more

But if a Single Life seems small,
And you neglect our Trivial pray'r
Oh think upon her Royal Charge,
And let Three Kingdoms be your Care

Nay, farther still our Ardent Vows
To Your Compassion to commend,
Know 'tis not only Portland's Life;
But 'tis the Life of Giffard's Friend.

For that we sue, and find a Dawn
Of hope, that glimmers thro' our Tears;
For Giffard proves, Transcendent Worth
Is sometimes crown'd with Length of Years.

How does her Matchless Strength of Mind,
Superior Triumph over Time!

When ere She Speaks, we lose her age
And Listning, wonder at her Prime.

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