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œuvres faite pour l'Académie de Saint-Pétersbourg sous la direction de J. Grot, attire à maintes reprises l'attention sur ses emprunts. C'est surtout sa célèbre Ode à Dieu, reproduite en tant de langues diverses et jusqu'en japonais et en chinois, qui aurait subi l'influence des Nuits. La seconde moitié de la huitième strophe et la neuvième tout entière sont indiquées comme une imitation de N. Th. I, v. 68 et suivants. Après lui l'on peut mentionner Nicolas Mikhailovitch Karamzin (1765-1826) qui, à côté de ses travaux historiques, fit paraître bon nombre de pièces de vers. C'est dans l'une de celles-ci, intitulée La Tombe, que le professeur Morfill reconnaît l'accent et l'inspiration de notre auteur. Et nul doute que bien des écrivains secondaires se sont ressenti, comme les précédents, de la lecture d'Ossian, de Sterne et d'Young dont la réputation universelle favorisait, à cette époque, les réflexions sentimentales et la poésie religieuse.

En terminant, il n'est peut-être pas inutile de noter également en Russie une certaine action littéraire de la France, bien compréhensible sous le règne d'une amie de Voltaire et de Grimm, dans la diffusion des idées de notre auteur. Elle a lieu par l'entremise d'un petit volume de Paris, l'Esprit d'Young, traduit du français pendant le dernier tiers du XVIII° siècle et qui, à ce que nous présumons, représente plutôt les « Vérités Philosophiques tirées des Nuits d'Young » et mises en vers libres par M' de Moissy que les Pensées anglaises sur divers sujets de morale et de religion » de 1760 1. S'il en était ainsi, la version de Le Tourneur, sous forme de simples extraits, il est vrai, aurait été connue sur les bords de la Néva et se serait répandue en pays slaves aussi bien que chez les peuples de langues romanes. Quoi qu'il en soit, le recueil dont nous parlons est encore intéressant à un autre point de vue. Il contient, à la fin, des pièces de vers russes que l'auteur regarde comme inspirées par notre poète et choisies dans les œuvres non seulement de Derjavine et de Karamzin, mais encore dans celles de Michel Khéraskof (1733-1807). Ici nous ne

1. Il est vrai que ce pourrait être une reproduction de l'ouvrage de l'abbé Baudrand (en 1786): « L'Esprit, les Maximes et les Pensées d'Young, » mais l'influence de la version de Le Tourneur n'en serait pas moins prédominante.

pouvons pas citer d'imitation directe qui nous soit connue, mais nous nous contentons de signaler, d'après des critiques compétents, ces trois noms d'une certaine réputation il y a quelque cent ans dans la littérature de l'empire, comme ceux d'hommes qui ont étudié les méditations nocturnes de Welwyn et qui en ont reproduit le ton grave et mélancolique 1.

Une chose cependant ressort avec évidence de cette étude sommaire de l'effet des Nuits d'Young sur le continent européen, c'est que, si la traduction allemande s'impose par son mérite à la Hollande, pays voisin et de langue germanique, les nations néo-latines, l'Italie, le Portugal et l'Espagne, ne veulent connaître notre poète que par l'intermédiaire de la version de Le Tourneur. Ce n'est pas par ignorance de l'original, puisque, dans les deux derniers cas tout au moins, nous trouvons nettement formulée la prétention d'avoir consulté le texte primitif. Il faut donc admettre que le rayonnement littéraire de la France, sur les peuples méridionaux et peut-être même en Russie, vers la fin de l'ancien régime et pendant la période de la Révolution, était tel que son goût servait de règle aux écrivains étrangers et qu'ils acceptaient de confiance les remaniements auxquels un critique français croyait devoir soumettre une œuvre réputée imparfaite. La constatation de cette hégémonie incontestable dans le domaine des lettres, confirm ant en quelque sorte, par un exemple inattendu, le mot profond de l'historien Macaulay : « France is the interpreter of England to mankind, » méritait, à notre avis, d'être une fois de plus signalée.

1. Nous avions cru que le pessimisme du comte Pouchkine (1799-1837) pouvait être dû à l'influence des Nuits d'Young, mais telle n'est pas l'opinion de M. Morfill, qui nous écrit: « I do not trace this English poet in Pushkin the latter seems under the influence of Byron... »

CONCLUSION

En étudiant la vie d'Edouard Young et ses œuvres nous avons reconnu chez lui les traces d'une double influence. L'une lui vient du milieu littéraire où il se trouva plongé à l'Université d'Oxford, c'est la tendance des écrivains néo-classiques anglais, conduits par Dryden, Addison et Pope, à la correction, au respect, puis à l'imitation des anciens. Il la subit et s'y plie sans peine dans ses premiers poèmes empreints de la régularité de forme et d'idées requise par le siècle d'Auguste, en Angleterre, et pleins des souvenirs des grands auteurs latins et des livres bibliques. L'autre influence, antérieure et plus subtile, lui vient de Winchester et des impressions, plutôt sombres et romantiques, s'y rattachant vers la fin du XVIIe siècle. Young appartient à cette vieille école de Guillaume de Wykeham, qui marque ses élèves d'un cachet distinctif, leur inspirant de fortes pensées et le goût de l'indépendance intellectuelle. Il continue la série glorieusement inaugurée par Sir John Davies et Thomas Otway, il fait partie de la phalange où figurent John Philips et William Harrison, bientôt suivis de Christopher Pitt, de Joseph Warton et de William Collins. Comme eux, rompu dès sa jeunesse à l'art des vers, il a pris au contact de Winton College une teinte de mélancolie pensive, mais bien personnelle, qui se montre dans le choix de ses sujets et dans la manière dont il les traite. Par là s'expliquent son aptitude à se conformer aux méthodes du jour, à écrire aussi joliment en distiques héroïques que le plus habile des fins lettrés du temps, ainsi que cette veine de sérieux et de profond sentiment qui perce, petit à petit, dans ses productions successives.

L'éducation et le milieu littéraire le préparaient donc à jouer un rôle complexe. Admirateur convaincu de Dryden et de ses émules, il accepte leur idéal qui consiste à étudier les anciens pour s'inspirer de leur exemple. Mais, dès le début de sa carrière, il se dégoûte du métier de copiste et s'il ne revendique pas encore très haut le droit à la pensée libre et spontanée, déjà il condamne l'abus des traductions en vers et des paraphrases qui suivent un ouvrage de l'antiquité pas à pas sans jamais parvenir à l'atteindre. C'est ce qu'indique nettement l'avant-propos anglais de son discours latin prononcé à l'inauguration de la Bibliothèque Codrington. Au théâtre, qu'il aborde bientôt après, il désapprouve aussi l'imitation des pièces françaises et propose, tant en théorie que par la composition de La Vengeance, le retour à la Renaissance et à la nature en prenant pour modèle le grand tragique Shakespeare. Pareils symptômes de réaction sont significatifs à cette époque. Ils laissent voir que le poète est captivé par une beauté différente de la froide correction classique, par la chaleur du langage, par l'impétuosité de l'action, ces qualités pour ainsi dire natives de l'époque d'Elizabeth, mais dédaignées et dépréciées par les meilleurs critiques du règne de George Ier. Aussi la glorification du maître dramaturge ne constitue-t-elle pas seulement un phénomène intéressant dans l'histoire de l'appréciation des pièces shakespeariennes; elle prouve péremptoirement que chez Young les germes d'indépendance littéraire reçus à Winchester se disposent à grandir et n'attendent que des circonstances favorables pour arriver à pleine maturité.

L'occasion se présenta lors de la publication d'un recueil de vieilles ballades, en 1723, et lors de l'invasion de la poésie écossaise, à Londres, avec les œuvres d'Allan Ramsay et du jeune Thomson. Quand celui-ci reprend, dans son Hiver (1726), le mètre miltonien ou vers blanc que John Philips avait cherché à faire revivre, notre auteur suit encore docilement les méthodes dominantes. Il concilie son désir d'innover et sa vénération pour le passé conventionnel en composant les premières satires régulières de l'école néo-classique, celles dont Pope s'inspirera à son tour pour les dépasser. Mais au moment où il les achève, en 1728,

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