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CHAPITRE X

Les traductions italiennes des "Nuits ". Influence de la version de Le Tourneur.

Leopardi.

Ipp. Pindemonte et Ugo Foscolo. Young et Les versions espagnoles et portugaises. Les" Nuits "

et la littérature russe.

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L'influence d'Young sur la littérature des langues néo-latines n'est pas restreinte à la France. Elle apparaît également en Italie où elle prend une certaine importance. Seulement et il vaut la peine de le constater c'est après la publication de la version de Le Tourneur et surtout grâce à elle. Lorsqu'en 1770, le D' Giuseppe Bottoni mit en vers blancs les quatre premières Nuits de notre auteur, il choisit non celles de l'original anglais, mais celles de son collègue de Paris, et il en fit autant l'année suivante quand il donna, à Sienne, les six premières. On comprend, qu'en 1771, Lejay ait voulu profiter de l'occasion. Il imprima donc, à Paris, une édition italienne, en deux volumes in-12, dont le texte était de l'abbé Alberti, puis la même en trois volumes, à Paris et à Marseille, avec la traduction de Le Tourneur en regard. Et le succès fut tel dans la péninsule que Bottoni, quand en 1775 il présenta aux lecteurs les œuvres complètes, ou plutôt les poésies d'Young, y compris les trois chants du Jugement Dernier dus à la plume de Clemente Filomarino, crut devoir fournir quelques explications au sujet d'un travail qui pouvait sembler superflu à un moment où, comme il le reconnaît, « il court déjà en Italie quatre versions complètes de cet illustre écrivain. » Ces explications, elles-mêmes, méritent d'attirer notre attention par leur franchise.

1. Le Quattro prime Notti di Young, tradotte in versi sciolti dal Dottor Bottoni. Pisa, appresso il Giovanelli, 1770, in-4°.

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Parlant de la méthode de son travail, Bottoni déclare s'appuyer sur son prédécesseur parisien, car « celui-là montrerait qu'il comprend peu combien a été utile et judicieuse la peine prise par M. Le Tourneur en réunissant les matériaux de même nature si inégalement répartis dans l'original, qui ne l'aurait pas exactement imité en transférant le poème en une autre langue 1. » Il avoue toutefois qu'il ne s'en est pas tenu aux phrases de son guide. Quant à ce qui regarde son original, il a eu soin de secouer le joug servile que le respect de l'auteur impose trop souvent aux meilleurs interprètes, se conformant en cela et il cite de nom le critique à l'exemple et aux préceptes du savant d'Alembert. Ajoutons, pour montrer sa connaissance pratique de la littérature française contemporaine, qu'il a lu le livre des Jours dirigé contre Young et qu'il attaque à son tour le Mousquetaire Noir qui, dit-il, justifie la remarque faite dans les Conjectures sur la Composition Originale à propos de l'impuissance des imitateurs. Mais son édition contient mieux encore qu'une apologie de son œuvre. Elle renferme dans la préface une lettre, du 23 mai 1771, de l'abbé Pietro Metastasio. Celui-ci, poète impérial [poeta cesareo] à la cour de Vienne, était renommé pour la pureté et l'harmonie de ses vers et son jugement en littérature passait pour être sans appel. L'appréciation qu'il porte sur les six premières Nuits (d'après Le Tourneur) nous donne donc l'impression produite sur un grand écrivain italien par la mélancolie anglaise. Commençant par un compliment délicat à l'adresse de G. Bottoni dont la langue claire et noble lui semble celle qu'eût préférée Young sur les bords de l'Arno, il parle ainsi de l'original entrevu sous son vêtement étranger: « Combien est grand le mérite de cet excellent auteur, c'est ce qui se voit même à ses défauts, puisqu'en dépit de l'ordre négligé, des répétitions fréquentes, et de l'habitude invétérée... de ne vouloir nous conduire à la vertu que par la voie du désespoir... il sait se rendre maître du lecteur et l'entraîner avec lui où il lui plaît. » De là vient que « dans la

1. Delle Notti di Young, traduzione di Gius. Bottoni, 3a edizione corretta etc., e del Giudizio Universale... da Clemente Filomarino. Siena, Franc. Rossi, 1775, Prefazione, pp. III e IV.

foule des beautés éclatantes qui foisonnent, il ne reste pas de place pour regretter les perfections absentes, tout comme dans la magie du coloris de Rubens disparaît parfois l'irrégularité du dessin. La comparaison était fine et le poète des Nuits ne pouvait guère être présenté aux lettrés de la péninsule sous de meilleurs auspices 1.

Peut-être est-ce cette recommandation qui stimula le zèle des traducteurs. En tout cas, il parut en 1774, à Venise, une version libre des Night Thoughts, accompagnée d'annotations diverses, par un certain Lod. Ant. Loschi 2 qui, reprochant à Bottoni d'écrire des vers prosaïques et à l'abbé Alberti d'avoir fait un livre de classe pour l'étude du français, entreprit d'offrir à la jeunesse un ouvrage d'éloquence emprunté aux méditations d'Young, mais ni une paraphrase, ni une imitation, puisque, dit-il, a outre l'intégrité du texte que j'ai fort jalousement gardée, j'ai ajouté certaines choses dont le public jugera. » « Ne sachant rien, avoue-t-il, un peu plus loin avec la plus grande franchise, de la langue anglaise, j'ai dû forcément m'en tenir de près à la traduction française de M. Le Tourneur. quoiqu'à contre-cœur, parce que l'on s'aperçoit aux indices les plus manifestes que son esprit est bien loin d'être à l'unisson de celui de l'auteur 3, » et cette même nécessité l'a obligé à conserver la répartition des chants en vingt-quatre Nuits. Mais ce qu'il y a peut-être de plus notable dans ce nouvel essai de traduction, c'est la précaution prise pour se concilier un public catholique. Quand il reproduit l'avant-propos élogieux de Le Tourneur, Loschi a soin d'indiquer dans une note qu'étant hérétique, Young n'est qu'un exemple imparfait de vertu. Dans sa propre préface, il insère, pour ras

1. Cette appréciation du célèbre critique ne passa pas inaperçue en Angleterre et la lettre de Metastasio fut traduite au cours d'un article sur « Burney's Memoirs of Metastasio» inséré en juin 1796 dans « The British Critic » [vol. VII, p. 663].

2. Le Lamentazioni, ossieno le Notti d'Odoardo Young coll' aggiunto d'altre sue opere. Libera traduzione di Lodovico Antonio Loschi con varie annotazioni. Venezia ; Giovanni Vitto, 1774. Con Privilegio, 3 vol. in-8°. L'ouvrage contient les Nuits, le Jugement Dernier, la Paraphrase du livre de Job et les Pensées comprises dans la 1 édition de Le Tourneur.

3. Id., Prefazione, pp. 1-2.

surer les âmes pieuses, l'approbation formelle du poète étranger par l'abbé Giambatista Roberti, de l'ordre des Jésuites 1, dont le Discours Chrétien, publié en 1772, le désigne comme « un homme fort connu pour son enthousiasme sombre et sévère et qui, bien que séparé de notre sainte communion, était cependant chrétien; son âme méditative était pénétrée de la dignité de l'homme destiné à jouir de la fréquentation de son Créateur. » Ces avertissements n'étaient sans doute pas inutiles, puisque même en France l'attaque contre les Nuits provenait des cercles religieux et se manifestait dans le Journal de Trévoux. Il n'en demeure pas moins significatif qu'un membre du clergé, en Italie, ait pu louer ouvertement Young et que Loschi se permette également de recommander les romans de Richardson et de Fielding. C'est l'influence anglaise commençant à se faire sentir en vers et en prose par-delà les Alpes.

Mais si elle perce déjà et réveille le zèle des traducteurs, elle ne se montre pas aussi rapidement dans les œuvres des écrivains italiens. Le premier chez qui l'on en retrouve la trace certaine, d'après l'un des meilleurs critiques de notre temps 2, ce serait l'abbé Bertola di Georgi (1752-98). Son poème sur la mort de Clément XIV, trahit par son titre même, les Nuits Clémentines, l'action de la version française de Le Tourneur, et la forme méditative du livre marque d'autant plus sûrement l'imitation qu'elle convient moins à un sujet en partie historique. Cette tentative, postérieure aux travaux de Bottoni, d'Alberti et de Loschi, vaut la peine d'être notée, comme provenant d'un auteur ecclésiastique qui allait un peu plus tard, en 1779, révéler à son pays une source nouvelle d'inspiration littéraire, également septentrionale,

1. Id., p. 7. L'abbé Roberti (1719-86) était d'ailleurs accessible aux idées venues de l'étranger, et notamment à celles de J.-J. Rousseau, comme le prouvent deux discours de lui sur l'emmaillottement des enfants. L'ouvrage cité de lui et que nous n'avons pu consulter portait le titre de Discorso Cristiano, Del Lusso. Bassano, 1772, et Loschi renvoie ses lecteurs au tome Ier, pp. 7 et 44.

2. Voir l'article remarquable de Mr Bonaventura Zumbini, sur La Poésie Sépulcrale dans ses « Studi di Letteratura Italiana » déjà cités p. 545. C'est aux travaux de critique et aux aimables conseils de l'éminent professeur de littérature italienne à l'Université de Naples que nous sommes redevables d'une partie des observations faites au cours de ce chapitre, sur l'influence des Nuits en Italie.

par son Essai sur la Poésie allemande. Après lui, et comme du reste en France, le mot de Nuits fit fortune. En 1792 parut à Lucques la première partie des Nuits Romaines du comte Alessandro Verri, d'une conception fort différente, il est vrai, de celles d'Young. La mort ne fournit plus un thème de méditations personnelles sur la vie future et sur la tristesse de l'existence présente, elle permet à l'auteur de rapprocher d'illustres défunts autrefois séparés par un long intervalle de temps et qui discutent sur le passé et sur les perspectives d'avenir de la péninsule latine. Il ne s'agit plus de philosophie ou de morale, mais d'histoire devenue objective pour l'instruction des survivants. Les ombres des grands hommes de l'ancienne Rome se réunissent autour de la tombe des Scipions et rappellent, dans une série de dialogues en prose, leurs propres exploits et leurs fautes politiques dont Cicéron tire une leçon en guise d'épilogue. Ici, comme plus tard chez Delille, l'idée originelle d'Young se trouve modifiéé pour apparaître sous une forme moins subjective et mieux adaptée à l'esprit des races méridionales.

Mais s'il est difficile de rencontrer en Italie, malgré l'emploi du titre populaire de Nuits, une imitation réelle de notre auteur, il l'est moins de constater l'influence de la mélancolie anglaise sur la jeune génération de poètes italiens. On ne la voit guère, par contre, chez ceux qui étaient d'âge mûr quand l'œuvre de Le Tourneur traversa les Alpes. Même Parini (1729-99), sérieux pourtant de sa nature, n'en présente pas de traces et son chefd'œuvre, La Journée (Il Giorno), d'ailleurs publié en 1763, ne porte nulle part, et surtout dans sa description satirique de la soirée d'un jeune muscadin milanais, l'empreinte des sombres réflexions de l'étranger. Mais un changement se manifeste avec Ippolito Pindemonte (1753-1828), l'un des premiers, d'après S. de Sismondi, dont le vers reflète la tristesse pensive. Il avait voyagé pendant sa jeunesse en France et en Angleterre d'où il rapporta des souvenirs excellents et le goût des littératures voisines. Ses premières œuvres, telles ses Poesie Campestri (1785), écrites dans sa villa d'Avesa, près de Vérone, en fournissent la preuve. Lui aussi, comme Parini, y traite des quatre parties du jour, mais son apostrophe à la nuit, toute différente de l'autre,

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