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l'heure présente. « Plus de ténèbres maintenant, la joie paraît, éclate, triomphe, c'est un jour éternel. L'être sorti du néant devrat-il se plaindre de maux en petit nombre, rachetés par des joies infinies 1? Telle est le mot final de l'auteur.

N'oublions pas non plus en parlant de la philosophie d'Young qu'il faut tenir grand compte de cet amour très marqué des contrastes dont souffre parfois la logique de sa théorie. S'il restait d'accord avec sa conviction intime, s'il acceptait même en pratique les recommandations expresses de l'Ecriture, il devrait, comme saint Paul, se trouver « comblé de joie au milieu de toutes ses tribulations 2. » Mais son cœur est encore plus troublé que confiant et la perte des siens lui est plus sensible que l'assurance d'un revoir éternel. Et ce n'est pas là la seule contradiction de son œuvre. Bien qu'il se figure la vie sous la forme d'une lutte de chaque instant, il préconise la résignation comme la suprême vertu. Il affirme le règne de la Bonté toute puissante et ne découvre que le mal dans le monde qui l'entoure. Il repousse avec horreur l'hypothèse du néant et ne voit pas dans des peines sans terme une destinée infiniment plus affreuse. Enfin, la fatalité du paradoxe le poursuit jusque dans des détails de peu d'importance, car s'il fait de la nuit l'amie constante de la vertu, la conseillère du sage et du chrétien pieux, il lui faut pourtant reconnaître qu'à l'abri de ses ténèbres les hommes se préparent au crime et l'accomplissent 3. Il célèbre de même les avantages de la solitude qui préserve du contact des passions mauvaises et recommande ailleurs le commerce de l'amitié, condition essentielle du bonheur et du progrès terrestres. L'antinomie ne manque donc pas d'attrait pour lui et les antithèses passent en quelque sorte de sa phrase dans sa conception du sujet. Peut-être s'est-on trompé en le prenant pour un philosophe émérite, pour un profond théologien, et n'est-il tout au plus qu'un poète exprimant avec force sa pensée fugitive, suivant les caprices du sentiment qui l'entraîne.

1. N. Th. IX, 2378-81.

2. Voir la 2e Epitre aux Corinthiens, ch. vi, v. 4.

3. Cf. N. Th. V, 177-93 avec IX, 940-63.

4. Cf. N. Th. V, 153-70 avec II, 503-32.

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Mais s'il convient de ne pas attacher trop de valeur théorique à un système parfois vague et contradictoire, on peut cependant chercher à s'expliquer la mélancolie de ses méditations nocturnes. Les déceptions et les deuils dont Young eut à souffrir ne suffiraient pas à la faire comprendre. Sans parler des joies que le sort lui avait ménagées, d'autres ont été affligés comme lui qui n'ont perdu ni leur courage ni leur sérénité d'esprit. Disons mieux, la foi religieuse du pasteur appelé à consoler tant de cœurs meurtris aurait dû tarir dans sa source ces plaintes si amères et si abondantes. Pour quelques-uns, il joue un rôle et sourit sous un masque tragique. Beattie en Ecosse et Chateaubriand en France1 vont jusqu'à l'accuser d'hypocrisie littéraire. Cette supposition est non moins injurieuse que peu vraisemblable, elle se heurte à l'affirmation formelle de Frederick Young disant que son père se montrait gai avec des étrangers, mais qu'après la mort de sa femme, il fut toujours triste à part lui. La vérité se trouve plutôt dans une observation d'un critique moderne qui remarque avec justesse : « Chez les uns, la douleur est taciturne, chez les autres elle aime à se répandre en paroles qui semblent emporter ce qu'elle a de poignant, et il nous paraît impossible d'établir une mesure au delà de laquelle la mélancolie cesse d'être naturelle 2. » Ce qui manque à ces effusions pathétiques, ce n'est pas la sincérité mais l'universalité de l'émotion. Sauf un passage, malheureusement isolé, où l'auteur songe aux autres infortunés et déclare qu'il « pleure pour des millions d'hommes 3, » c'est un cri d'angoisse tout personnel qu'il fait entendre. Le chagrin concentré de la sorte en devient peut-être plus intense et plus poignant, mais le penseur et son œuvre y perdent bien quelque chose. A se détacher ainsi de ses semblables, on risque de s'exagérer un malheur que le spectacle des maux d'autrui ramènerait à des proportions moindres et l'on se prive de la consolation réelle

1. Voir Chateaubriand, Œuvres complètes. - Paris, Ladvocat, 1826, in-8°, vol. XXI, Mélanges Littéraires, Young, pp. 37-42.

2. Voir les Matinées Littéraires, Etudes sur les littératures modernes par Ed. Mennechet. Paris, Langlois et Leclercq, 1846-47, 4 vol. in-8°, vol. IV, p. 402

3. N. Th. I, 238.

qu'apporte l'effort fait pour apaiser les souffrances du prochain souvent plus affligé. Même au point de vue poétique, cet égoïsme moral tend à lasser le lecteur, d'abord attendri, et diminue l'intérêt du poème.

Tel est au point de vue philosophique le défaut capital de l'œuvre. S'il ne lui a pas été fatal et l'immense succès des Nuits prouve le contraire d'où vient en dernier ressort l'attrait exercé par Young et sa conception de l'existence sur tant d'âmes fatiguées et souffrantes? Le style y a sans doute contribué par cette énergie qui condense souvent en un vers, en un mot, tout un ensemble de sensations, par certaine manière rude et abrupte familière au génie et dont la vigueur un peu fruste constitue un heureux retour aux vieilles traditions anglaises. Ajoutons-y la réelle grandeur de l'idée première, la figure émouvante de ce vieillard seul et désolé méditant debout près d'une tombe sous un ciel étoilé sur ces mystères insondables et poignants du temps, de la mort et de l'éternité, et qui résume pour ainsi dire en sa personne la douleur d'un univers muet et angoissé. Voilà pourquoi les méditations nocturnes apparaissent comme un phénomène nouveau dans la littérature européenne. Qu'il prenne ses phrases à Sénèque, sa psychologie à Platon, ses arguments à J. Butler, Young n'en demeure pas moins original dans ses Nuits. L'accent ému qui y règne avec sa tristesse résignée, l'affirmation d'un avenir vainqueur du trépas, les élans d'une foi timide puis triomphante ont introduit le lyrisme religieux dans la poésie didactique et substitué à la froide abstraction en vogue pendant un quart de siècle et plus, le langage sincère du cœur. Un homme parle enfin sans détours à ses semblables, discutant en beaux vers avec eux leur commune détresse, et leur apporte la lumière de la philosophie chrétienne qui a lui dans ses propres ténèbres. C'est en cela que consistent l'innovation de l'auteur et l'importance de ses chants. Ce mérite nul mieux que Bulwer Lytton1 n'a su le comprendre et l'exprimer quand il formule son jugement en ces termes « Je ne sais si c'est trop m'avancer que d'appeler

1. The Student, A series of papers by the Author of Eugene Aram [Edward, Lord Lytton]. London, Saunders and Otley, 1835, in-8°, vol. II, p. 285 etc.

ce grand poème une suite appropriée ajoutée au Paradis Perdu. C'est la Consolation qui vient apaiser cette Plainte... (L'écrivain) résume l'histoire de l'humanité dont Milton avait écrit les premiers chapitres, il prêche les vastes conséquences de la chute. » Young n'eût pas souhaité un plus magnifique éloge, le romancier lui a rendu justice.

CHAPITRE VII

Les idées de l'école néo-classique anglaise sur l'imitation des anciens.

Nouvelle discussion du sujet.

Composition Originale.

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pour la critique littéraire.

Young et les Conjectures sur la
Son importance

Analyse de l'ouvrage.

Un ensemble de doctrines spéculatives, une philosophie quelconque impliquent forcément une théorie littéraire conforme aux principes qu'ils font prévaloir. A l'époque qui nous occupe le Cartésianisme, maître incontesté de l'Europe savante, exerçait une action prépondérante sur l'esthétique sous ses diverses formes. Sous son influence tendant avant tout à la clarté des idées et du style, les écrivains du siècle de Louis XIV et leurs successeurs immédiats en vinrent à regarder comme accessoire la matière même d'un ouvrage et à croire qu'ils pouvaient avec avantage l'emprunter aux anciens1. De là le culte et bientôt l'idolâtrie de l'antiquité, de là la mode des traductions et des paraphrases auxquelles s'essayèrent les meilleurs esprits. L'habitude en passa chez nos voisins d'Outre-Manche avec Dryden et ses émules. Le maître en personne se chargea de rendre en vers bon nombre de poètes latins et dans ses essais critiques déclara leurs œuvres parfaites ou du moins fort supérieures à celles des générations suivantes. Cet hommage d'une déférence absolue devint une des marques distinctives de l'école néo-classique anglaise. Pope recueillit le jugement de son prédécesseur et le transmit intact à ses disciples. Son premier effort sérieux, l'Essai sur la Critique, rédigé en 1709 et publié deux ans plus tard, préconise en effet l'étude approfondie de Virgile et surtout d'Homère. Parlant de leurs licences heureuses il dit expressément : « Mais bien que les anciens violent ainsi leurs règles (tels des

1. Voir l'Essai sur l'Esthétique de Descartes, par E. Krantz. Baillière, 1882, 1 vol. in-8°, p. 262, etc.

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Paris, Germer

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