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que le sentiment de la similarité, le fait d'apercevoir des ressemblances, est à l'origine de l'esprit et des jeux de mots. » C'est cette faculté qui lui a fait découvrir des métaphores neuves et ingénieuses et qui lui inspire ses nombreuses antithèses, mais il ne l'emploie pas toujours avec la discrétion et le tact nécessaires.

Nous reconnaissons là des particularités de style qui proviennent en quelque sorte du tempérament même du poète. Il en est une autre qui paraît due à la nature de son sujet. Le plan des Nuits opposant l'univers tout entier et le monde à venir avec leurs vastes perspectives aux vues étroites et aux négations théoriques du libertin et de l'athée, Young devait chercher à démontrer la réelle grandeur des vérités qu'il annonce. Pour y arriver, il emploie une forme spéciale de l'hyperbole qui ravale devant l'objet à grandir tout ce que l'homme connaît de plus imposant. Il décrit ainsi les astres comme des tisons ardents sur l'âtre du ciel et laisse figurer dans la scène du jugement dernier un ange qui de son aile d'or balaye les étoiles et les soleils 1. A l'heure de la mort « les trônes seront `des hochets, et la terre et les cieux sembleront la menue poussière sur les plateaux de la balance 2. » Un contraste analogue sert à indiquer la valeur d'une âme immortelle. On nous invite à contempler les splendeurs du firmament, à en doubler les merveilles, à y ajouter des globes par myriades, à supputer le poids de cet infini pour considérer qu'une seule âme l'emporte encore sur lui 3. Cette méthode presque tangible a pu séduire l'écrivain; elle ne produit pas sur l'esprit du lecteur l'impression écrasante qu'il voudrait lui donner. Comme Milton sous ce rapport sait mieux atteindre au sublime! Traitant lui aussi de choses qui dépassent les conceptions humaines, il n'a garde de les amoindrir en les précisant. Le caractère vague des images par lesquelles il les évoque plutôt qu'il ne les dépeint n'enlève rien à leur mystère ni par suite à leur majesté. L'auteur des

1. N. Th. IX, 1360-61 et 179-81.

2. N. Th. II, 73-74. N'oublions pas cependant que la seconde comparaison est une paraphrase d'un passage d'Esaïe, ch. xL, v. 15.

3. N. Th. VII, 993-99.

Méditations nocturnes, faute d'avoir compris son modèle, passe ici à côté du vrai moyen poétique pour mettre son langage à la hauteur de sa pensée.

Mais outre l'hyperbole, Young, comme ses contemporains, a recours aux personnifications pour ajouter de la noblesse à son chef-d'œuvre. Il en trouvait l'exemple dans les Saisons de Thomson et mieux encore dans le Paradis Perdu dont il s'est si souvent inspiré. C'est à ce dernier poème qu'il a sans doute emprunté sa tragique figure de la Mort, vision puissante qui domine les Nuits et dont l'obsession hante jusqu'à l'imagination des artistes de Wm Blake surtout chargés de les illustrer 1. Sauf ce cas cependant, l'auteur use moins de ce procédé qu'on ne serait tenté de le croire d'après les habitudes littéraires de son époque. Ses personnifications les plus connues ne jouent qu'un rôle subordonné et muet. Ce sont au début du premier chant, la Nuit sur son trône d'ébène entourée de ses filles l'Obscurité et le Silence et suivie du Sommeil, mais qui ne reparaît que vers la fin de l'ouvrage. Du reste s'il oublie ces créations fantastiques au cours des discussions sur l'au delà, Young en fait surgir d'autres pour varier la série un peu monotone de ses réflexions morales. Telles sont les figures du Temps avec ses ailes rapides, des Moments armés chacun d'une petite faucille, celle de la Conscience apparemment endormie qui note tous les détails de notre conduite, celle de l'Eternité, celle de la Fortune distribuant ses largesses à une foule d'adorateurs et les Saisons dans leur ordre décrites à la façon de Thomson 2. N'oublions pas certaines évocations d'autant plus émouvantes qu'elles n'ont rien de fixe et présentent les vagues contours du rêve. Voici par exemple le spectre du passé : « Toutes les journées disparues ont un fantôme errant qui nous sourit comme un ange ou nous menace d'un regard de furie » et le poète malheureux, préoccupé de sa douleur, rencontre sans cesse sur sa route les ombres de ses joies envolées 3. Ici le procédé, devenu plus

4. Voir pour cette personnification souvent heureuse N. Th. IV, 96 et V, 816-78. 1. N. Th. II, 139-44; I, 193-98; II, 256-79; IX, 311-50; V, 958-81 et VI, 680-87. Notons encore dans la seule Nuit V, la personnification du Temps et de la Satisfaction sensuelle (v. 397-98), de la Crainte et de la Raison (v. 421-22), du Suicide et de la Réprobation (v. 448-49).

2. N. Th. II, 180-81 et I, 221-30.

délicat, se conforme mieux aux habitudes de l'école nouvelle. Les premiers romantiques anglais, comme on le voit par les œuvres de Collins et de Cowper, se plaisaient non moins que leurs prédécesseurs à personnifier des abstractions. Mais cette apparition soudaine et passagère, sous forme visible, de sentiments essentiellement intimes s'écarte déjà des traditions classiques et relève plutôt de l'émotion individuelle et du lyrisme renaissant qui reprennent possession du domaine de la poésie.

Il ressort donc de notre analyse de la langue et de la métrique des Nuits que le vocabulaire d'Young, quant au choix des mots, à leur formation et à leur accentuation variable suivant les besoins de la mesure, et la grammaire, en tant qu'elle s'affranchit des règles courantes au XVIIIe siècle, ont surtout subi l'influence de l'épopée miltonienne. Il n'en est plus de même pour le vers. Le poète débarrassé de la rime se livre plus franchement à ses élans d'imagination, mais il conserve, comme à son insu, une partie des entraves auxquelles il semblait devoir échapper. Il s'interdit, par un souci exagéré de la correction, sinon les coupes variées, du moins les périodes savamment balancées dont ces coupes font tout le charme et dont l'enchaînement produit de belles phrases musicales. Sa rhétorique, enfin, tient le milieu entre celle de Milton et celle de Pope. S'il réduit le nombre des inversions, il use à satiété des antithèses brillantes que le distique en vogue mettait si bien en valeur. En même temps il s'efforce de reproduire l'allure épique par de fréquentes apostrophes à la divinité, aux hommes, aux astres ou à l'océan, par des répétitions voulues et des métaphores frappantes. La tendance à animer des abstractions, cette tendance si répandue au début du XVIIIe siècle, se retrouve chez Young et sert heureusement son dessein, sa personnification de la Mort paraissant presque objective, tant elle joue un rôle dramatique. Enfin répandue sur tout l'ouvrage, se voit cette réflexion intime et mélancolique qui fait revivre pour le penseur l'image du passé disparu et qui marque la réapparition de l'élément personnel si longtemps absent de la littérature anglaise.

1. N. Th. IX, 580; IV, 138; II, 234; IX, 2077; IX, 1703 et 778; VIII, 168. Cf. encore N. Th. I, 205; VII, 1195; VIII, 134; IX, 1321 et 2195.

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CHAPITRE VI

Le Centaure non Fabuleux.

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But et caractère général de l'ouvrage. - Les principes philosophiques et religieux d'Young d'après ce traité et ses "Nuits ". Sa doctrine est-elle le pessimisme?

Le 6 mars 1754 parurent les œuvres complètes de Lord Bolingbroke, éditées par Dav. Mallet et comprenant un certain nombre d'écrits dirigés contre les doctrines chrétiennes. Ces attaques firent une profonde sensation dans le monde des ecclésiastiques et des moralistes et le Dr S. Johnson n'hésita pas à déclarer l'auteur décédé un poltron et son acolyte un « misérable écossais, » payé pour s'acquitter d'une vilaine besogne. Les controversistes habituels de l'orthodoxie anglicane entrèrent aussitôt en campagne. Cette même année, Warburton, animé par une rancune personnelle contre le défunt, publia une partie de son Aperçu de la Philosophie de Bolingbroke (1754-55) et John Leland, son Aperçu de quelques écrivains déistes 1. Ed. Young ne crut pas devoir garder le silence. Il n'avait pas seulement, comme Warburton, de sérieuses raisons pour en vouloir à l'ancien adversaire de Sir R. Walpole, il avait de plus, pendant sa jeunesse, soutenu la révélation contre les critiques de Matthew Tindal et pensait sans doute qu'une apologie de la religion venant bien à son heure, corrigerait l'impression qu'avait produite, dans certains milieux influents, la représentation toute récente d'une pièce de théâtre due à sa plume. D'autres motifs encore ont pu le décider. Son ami Richardson lui avait récemment communiqué, avant de le livrer au public (1754), son roman de Sir Charles Grandison, où il donnait un pendant masculin à son portrait de la vertu féminine dans la personne de Clarissa. La corruption des

1. C'est l'ouvrage dont Young dit à Richardson, à la date du 6 mars 1755, que « c'est un livre solide et utile (a sound and useful book). »

mœurs était assez grande pour qu'un second plaidoyer en faveur de la morale évangélique ne semblât pas de trop. Mais surtout, précisément vers cette époque, si nos conjectures sont exactes, il y avait eu une crise intime dans la famille du poète par suite des désordres de son fils Frederick, qu'il venait de bannir de sa maison. En ce cas l'on comprend sans peine pourquoi le père, au cours de son ouvrage, joint la vive peinture des dangers d'une vie de plaisirs à la réfutation de l'incrédulité mise à la mode par les gens du monde, et le livre est peut-être un appel tardif à l'enfant prodigue, pour l'inviter à la réflexion et au repentir.

Le manuscrit fut terminé le 29 novembre 1754, bien qu'il en eût été souvent question dès le mois de juillet entre l'auteur et Richardson 2. Il est en forme de lettres adressées à un ami, forme courante au XVIII° siècle et dont le romancier avait d'ailleurs donné l'exemple. A l'origine, elles devaient être au nombre de quatre et publiées séparément. Mais elles se trouvèrent réunies au début de 1755 dans la première édition 3, qui en contient même cinq, la lettre finale renfermant ce qui fut compris plus tard dans la cinquième et la sixième lettre actuelles, ainsi que la conclusion. Le succès fut rapide, malgré les railleries des personnes atteintes, puisqu'il est question, dans la correspondance d'Young, d'une seconde édition dès le 23 mars 1755, et qu'une troisième parut avant la fin de l'année. En titre figurait une gravure allégorique répondant au titre du Centaure non Fabuleux et décrite en ces termes dans l'avant-propos : « Que diriez-vous, Madame, si pour votre académie moderne, Hogarth allait dessiner

1. A la fin de la lettre V, Young dit que les vieillards sont maintenant ses plus proches parents, ses parents par le sang n'étant plus. »

2. Voir The Monthly Magazine or British Register, vol. XL, p. 134, etc. 3. Cette édition est bien de 1755 et non de 1754, car le 3 mars 1755, Mrs Delany écrit à sa sœur Mrs Dewes : « There is a new book advertised, called the Centaur not Fabulous, or the manners of the times. As I have had a hint given me who the author is, though he has not published his name, I am very impatient to get it... »

4. The Centaur not Fabulous in Six Letters to a Friend on the Life in Vogue. The third Edition Corrected. London, Printed for A. Millar in the Strand; and R. and J. Dodsley in Pallmall, 1755.

Cette édition est divisée en six lettres; elle est dite « corrigée, » sans doute parce que dans la lettre VI on a supprimé certaines longueurs qui déparaient les deux premières éditions.

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