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SECTION II La Langue et le Vers.

ciation et sa grammaire.

Vocabulaire d'Young dans les Satires et les “ Nuits ”.
6.
La métrique des Nuits ".
- Emploi des figures de rhétorique.

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L'innovation introduite dans la littérature anglaise par les Nuits d'Young, où la personnalité de l'écrivain est clairement présentée au public, devait avoir son retentissement inévitable sur la langue, le style et le vers dont il se servait. Sans doute le contraste avec les ouvrages du jour ne fut pas aussi frappant que dans le cas des Saisons et surtout de l'Hiver venant transformer, en 1726, les habitudes d'esprit de toute une génération par l'observation exacte de la nature et la notation poétique de ses divers aspects. L'auteur avait dix-sept ans de plus que Thomson, il avait appris le respect de Dryden et de ses principes de composition, il avait fréquenté les essayistes et Pope, enfin il s'était inspiré à ses débuts de l'exemple des anciens et de l'école néoclassique contemporaine. Ses écrits ne pouvaient donc différer autant de ceux de ses rivaux que les chants du jeune écossais, qu'une éducation plus libre, en pleine campagne, avait façonné à l'indépendance avant qu'il entrât dans la carrière. Mais ce fait rend plus curieux encore les progrès visibles d'Young dans la voie de l'affranchissement puisqu'il part du distique rimé d'une impeccable correction pour aboutir au vers blanc manié avec beaucoup moins de sévérité, au moment même où Thomson, par une évolution contraire, se montre de plus en plus strict dans la structure du mètre non rimé et va jusqu'à s'imposer non seulement ces entraves de la rime dont il s'était d'abord moqué, mais encore le joug plus assujétissant de la strophe spensérienne.

Nous nous proposons d'examiner, au point de vue des mots et des tournures de phrase, la langue de notre auteur et, sous le rapport de la métrique, l'œuvre principale qu'il a composée.

Comme il a subi la double influence de l'école néo-classique et du renouveau littéraire qui se fait sentir à partir de l'arrivée de Thomson à Londres, nos remarques porteront surtout sur les poèmes où ces deux tendances se sont le plus clairement reflétées, sur les Satires dans lesquelles Young suit encore docilement les préceptes établis par Dryden et adoptés par Pope, son plus éminent successeur, et sur les Nuits, qui montrent le mieux l'inspiration nouvelle dont il se réclamera désormais. Nous aurons ainsi deux points de repère fixes qui nous permettront, tout en notant ce qui indique encore chez lui la persistance des anciennes habitudes de style, de constater les progrès qu'il accomplit dans le sens d'une liberté de plus en plus grande quant à la forme. Et, pour arriver à des conclusions sûres, nous étudierons successivement le vocabulaire d'Young dans ses méditations nocturnes et ses satires, les particularités grammaticales qui le caractérisent, les lois du vers qu'il s'impose, enfin les figures de rhétorique auxquelles il recourt de préférence pour varier et embellir son exposition.

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Quand on cherche à se rendre compte des principes adoptés par les poètes anglais, au début du XVIII° siècle, dans le choix du vocabulaire, on s'aperçoit bientôt qu'ils se gardent avec soin d'innover, soit en formant des termes inconnus, soit en reprenant de vieux termes tombés en désuétude. Pope, à son entrée dans la carrière, avait bien formulé les idées de sa génération sous ce rapport, lorsqu'il écrivait, en 1711, dans son Essai sur la Critique, deux ans avant que notre auteur publiât ses premiers vers: « La même règle s'applique aux mots comme aux modes, les uns et les autres sont également étranges, s'ils paraissent trop neufs ou trop anciens. Ne soyez pas le premier à faire l'essai des nouveaux, ni le dernier à mettre de côté les anciens». C'était la proscription du néologisme et le niveau passé sur la langue qui ne devait

1. Essay on Criticism, v. 335-36.

pas sortir de l'usage courant ni se départir de la stricte obéissance aux conventions établies par la société lettrée. Du reste il n'y a là rien de surprenant du moment que tout tendait à la clarté et à la correction. Le goût du pittoresque et le style énergique pouvaient facilement conduire à des obscurités de sens, ils auraient nui à cette égalité de ton, sans défaillance comme sans vigueur, qui passait pour être le triomphe de l'art. L'originalité permise consistait à tirer bon parti du fonds commun aux personnes d'une certaine éducation et de charmer l'oreille par le rapprochement inattendu d'expressions souvent employées. Il s'agissait, par un arrangement judicieux, de juxtaposer des pensées qui s'éclaireraient mutuellement par leur contraste, de faire en quelque sorte miroiter leurs facettes et de produire un rythme heureux par l'habile balancement des périodes et la succession des distiques rimés. Une métaphore célèbre de Pascal eût pu servir de devise à cette méthode : « Quand on joue à la paume, c'est une même balle dont on joue l'un et l'autre; mais l'un la place mieux1. »

Des raisons extérieures contribuèrent à confirmer l'usage ainsi établi. Depuis l'avénement de la dynastie de Hanovre, l'intérêt général s'attachait toujours plus à la prose. Tandis que celle-ci se développait sans cesse et gagnait en force, en clarté et en brillant par suite des polémiques vives et nombreuses auxquelles on l'employait, la poésie, ravalée au rang d'ornement dépourvu d'importance, se désintéressait des grands sujets ou s'ingéniait à conquérir les qualités si prônées chez sa rivale. Se faisant plus humble, plus accessible à tous, elle parla le langage des foules et négligea des beautés de diction moins estimées à cette époque de pure raison. Les matières dont elle traitait n'étaient pas non plus de nature à provoquer des innovations. Un écrivain n'a guère recours au néologisme que pour des nuances difficiles à exprimer, pour des effets de couleurs ou de sons, pour des variétés de sentiments intimes qu'il voudrait révéler et qui, jusqu'alors ignorées ou presque inconscientes, exigent un effort de création verbale. Mais les poètes de l'école néo-classique se complaisaient à l'étude

1. Pascal, Pensées (éd. Havet). Art. VII, 9.

de l'homme et de l'homme au point de vue le plus général. Le détail particulier leur semblait une infraction à la dignité du vers, en sorte qu'ils n'éprouvaient pas le besoin de forger des termes nouveaux. Pour les questions abstraites qui faisaient leurs délices, telles que l'Art de la Traduction, le Dispensaire, Salomon, Le Spleen, les ressources ordinaires du langage étaient plus que suffisantes. La versification s'amusant à développer des lieux communs pouvait se contenter du vocabulaire habituel.

Tant qu'il se rattacha à l'école néo-classique anglaise, Young suivit l'exemple des chefs de cette école, ainsi que le prouve une étude attentive de ses premières œuvres. Comme Dryden et Pope, il redoute le néologisme ou du moins en use peu. Sans doute, ni le Jugement Dernier, tableau peint à grands traits, ni la Force de la Religion, ni la Paraphrase d'une Partie du Livre de Job n'exigeaient des créations nouvelles pour rendre des idées déjà courantes. Mais, tout en tenant compte de ce fait, il faut reconnaître que la différence d'avec les Nuits est trop considérable pour n'être pas due à un changement de principe. The Last Day, dans son ensemble, ne renferme, en effet, que deux mots peu usuels fall (Bk I, v. 154) dans le sens vieilli d'automne et billows (III, v. 249), employé en tant que verbe neutre pour « traverser en fortes vagues. » Le second poème ne contient rien d'anormal et la Paraphrase deux termes seulement forceful « puissant, » et la tournure to give a loose « donner la bride 2, » qui pourraient causer un moment de surprise. Même les Satires, où la critique un peu minutieuse des défauts aurait dû pousser l'auteur à s'accorder certaines licences verbales ne présentent, à cet égard, rien de vraiment caractéristique. Quelques formations assez rares : besure « à coup sûr, » to unpraise « blâmer, » womankind a les femmes 3; un petit nombre d'emprunts savants tels que discommend a déprécier, the belle-lettre a la littérature, theologics « la théologie, » inquietudes « déplaisirs1, » étonnent à peine le

1. Il est employé comme verbe actif par contre dans N. Th. IX, v. 116.

2. A Paraphrase, etc., v. 336 et v. 43.

3. Sat. vi, v. 447; vil, v. 45; vi, v. 534.

4. Sat. Iv, v. 195 ; v, v. 133 et 374; vi, v. 120 [Cf. N. Th. VI, v. 51]. Dans l'Apologie pour les Princes de 1729, l'on trouve « querulity » [édit. J. Doran, vol. II, p. 402] et « evanid as a vapour » [id., p. 412].

lecteur instruit et démontrent sur ce chapitre la prudence extrême du poète.

Mais quand on passe aux Nuits, les conditions changent sensiblement, bien qu'ici encore la transition soit ménagée. Il y a plus de liberté qu'auparavant dans le premier recueil, mais ni la quantité ni la nature des innovations ne choquent le critique. Elles sont dues pour la plupart au latin, comme terraqueous « formé de terre et d'eau, » optics « yeux,» to defecate « nettoyer, » feculence « lie,» manumit « affranchir 1. » Parfois c'est le sens qui se rapproche de celui du terme original, ainsi avocation voulant dire empêchement, resorbed englouti et solute, serein 2. Enfin, à l'exemple de Milton, dont il reproduit le verbe to unparadize « ôter le bonheur du Paradis 3, » Young se permet, par analogie, de composer des mots dont il enrichit la langue, tels que to gloom << assombrir, » embruted « ravalé à la brute, » undeified « privé de sa divinité. » Ce sont là sans doute des créations dont il se serait gardé dans son Jugement Dernier ou dans ses Satires, mais elles ne présentent rien d'étrange ou d'obscur et ne se rencontrent pas en telle abondance sous sa plume, qu'elles puissent déplaire au grand public. Il semble que notre auteur soit encore timide et qu'il hasarde quelques essais modestes avant de se dégager des scrupules qui le retiennent.

Dans le second recueil, au contraire, il s'octroie une liberté de plus en plus grande à mesure qu'il avance dans son travail. Ce qui nous frappe peut-être le plus c'est le nombre croissant de termes pris au latin, sinon directement, du moins par formation savante et partant inintelligibles en général aux hommes privés. d'un certain degré de culture littéraire 5. Il est évident, en effet,

1. N. Th. I, 285 ; II, 138; II, 487 et 587; IV, 667. Voir aussi « ichor ». N. Th. II, 577, mot pris à Homère [Iliade V, 340].

2. N. Th. IV, 106; III, 209 et II, 579. « Avocation » dans ce sens se trouve déjà dans Jos. Butler [Sermon XIV].

3. Milton avait projeté un drame sacré sous le titre de « Adam Unparadized »> [Milton's Works, éd. D. Masson. London, Macmillan, 1893, 3 vols in-8°, vol. II,

p. 18].

4. N. Th. II, 358; II, 347 et IV, 232.

5. C'est le reproche que Pope, d'après Warburton, adressait déjà aux premières Nuits quand il disait de l'auteur: « he seems to think with apothecaries that Album Graecum is better than an ordinary stool. » Young lui-même, dit-on, regretta plus tard ce caractère trop savant de son œuvre et déclara que, s'il pouvait la recommencer, il écrirait d'un style plus compréhensible au vulgaire.

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