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Le chef-d'œuvre d'Young est le poème des Nuits écrit à près de soixante ans, exemple assez rare d'un talent se montrant dans tout son éclat au début de la vieillesse. On a généralement attribué ce poème au chagrin qu'il ressentit à la suite de deuils qui lui avirent coup sur coup sa femme, sa fille et un ami intime dont nous avons essayé dans un chapitre précédent de fixer l'identité en même temps que nous cherchions à établir la date de ces pertes successives. Mais l'explication courante, bien qu'elle rende exactement compte de l'occasion qui fit naître ce livre ne nous apprend rien quant aux raisons qui lui donnèrent sa forme particulière ni quant au but que se proposait l'auteur en le composant. Sur ce point la plupart des biographes restent muets, H. Croft et la Biographia Britannica étant surtout préoccupés des personnages mis en scène et le Rev. J. Mitford passant aussitôt à une appréciation critique 1. Il faut excepter le Dr Doran 2

1. Cependant en note dans sa Vie d'Young [p. xxxvii, n. 1] Mitford cite le Dr Warton et sa déclaration que le poète écrivit les Nuits pour combattre la théorie de Pope sur la Vie humaine énoncée dans l'Essai sur l'Homme.

2. Young's Complete Works, 1854. Life of Young p. lviii.

Mr Leslie Stephen dans son bel ouvrage English Thought in the 18th Century »> [vol. II, p. 362] indique également le fait mais sans s'y arrêter.

puisqu'il déclare que « la morale en était expressément dirigée contre celle de Pope dans son Essay on Man où l'on enseignait aux hommes à se contenter de la vie présente, sans se préoccuper de l'au delà. » Malheureusement cette assertion aurait besoin d'être prouvée et l'on ne fournit même pas au lecteur le moyen de la contrôler par lui-même. Il importe donc de voir sur quoi se fonde cette opinion.

Si l'on se reporte à l'œuvre même de Pope qui parut en quatre épîtres poétiques de 1732 à 1734, l'on y découvre une philosophie optimiste due, quoiqu'en aient dit l'auteur et son interprète Warburton, au déisme de Lord Bolingbroke qui souffla ses propres idées à son ami. Le chant 1er qui est à sa façon une justification de la Providence, mais toute différente de celle d'Young dans son sermon sur la vie humaine, se termine par cet aphorisme catégorique « En dépit de l'orgueil, en dépit de la raison faillible, une vérité ressort clairement, à savoir, Tout ce qui est, est bien (Whatever is, is right). » Le suivant traite des passions, ainsi que l'avait fait Young, mais les conçoit comme des formes diverses ou des modes de l'amour de soi qui partage avec la raison l'empire de notre âme. Elles sont nécessaires au développement de la vie morale qu'elles stimulent et doivent rester subordonnées au jugement. Leurs écarts constituent les vices dont le ciel sait contrecarrer les effets en « faisant servir la vanité aux fins de la vertu1.» Même les fautes de l'homme concourent ainsi au progrès de la société, conformément aux vues déjà exprimées par Mandeville, et le bonheur de l'individu consiste dans sa soumission aux conditions du bonheur général. Cette théorie, pour plausible qu'elle paraisse, conduit au fatalisme spirituel, puisque les actions bonnes ou mauvaises ne sauraient influer sur le résultat final et que chacun se trouve dominé par sa passion maîtresse ; elle préconise l'égoïsme éclairé puisque tous subissent la loi de l'intérêt personnel et que la satisfaction de cet intérêt est la cause suffisante du groupement en communautés. Mais surtout

1. Essay on Man, Ep. II, v. 237-48. L'Epitre III se termine même par ces vers: <«< Ainsi Dieu et la Nature ont relié l'organisation générale des choses et commandé que l'amour de soi et l'amour de la société ne fissent qu'un. »

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ce système, dont les tendances au panthéisme étaient telles que Pope dut ajouter à son poème, pour éviter les méprises possibles, une hymne à la divinité en 1738, ne tient nul compte d'une existence future. A ce point de vue déjà il allait soulever les critiques des moralistes chrétiens.

Les objections en effet ne manquèrent pas de se produire. Le poète raconta à Spence qu'un prêtre catholique, parlant de l'Essai sur l'Homme, se montra a très fâché de ce qu'il n'y fût rien dit de notre bonheur éternel dans l'avenir1. » Mais ce qui nous importe davantage, c'est qu'au dire de contemporains bien renseignés, le même reproche lui vint d'Ed. Young. Joseph Warton rapporte en propres termes, sur le témoignage de Walter Harte, que « Pope prit mal la lettre pressante d'Young écrite par devoir de conscience, lettre qu'avait vue Harte, et demandant instamment à Pope de faire paraître quelque chose en faveur de la vérité révélée pour effacer l'impression des doctrines que son Essay on Man semblait enseigner 2. » Si l'on ajoute à ces remontrances stériles qui semblent plutôt avoir tendu les rapports entre les deux écrivains le fait que l'œuvre de Pope, d'abord anonyme, fut attribuée par plusieurs à Young et qu'un éditeur de Dublin alla jusqu'à mettre son nom sous le titre 3, on comprend qu'il ait eu à cœur de sauvegarder sa réputation et d'ecclésiastique et de penseur en composant un ouvrage où la lacune signalée par lui serait heureusement comblée. Il y a d'ailleurs un Tointain écho de son insistance auprès de son ami et de ses intentions personnelles vers la fin de sa première Nuit lorsqu'il s'écrie: « Enveloppé de ténèbres, quoique non frappé de cécité, barde de Méonie, comme toi, ni comme toi, Milton, que ne puis-je égaler votre chant ou celui du poète 5 qui fit d'Homère l'un des nôtres. Lui aussi chanta l'homme moi, je chante l'homme immortel....

:

1. Spence's Anecdotes, op. cit., p. 145.

2. Works of Al. Pope, éd. J. Warton en 9 vols, 1797, vol. I. Life of Pope, p. Iv.

3. Al. Pope's Works. éd. Elwin and Courthope, 1871, vol. VI, p. 341, note 1: «Many persons thought the Essay on Man was by Dr Young, and the Dublin reprint was advertised with his name. >>

4. Homère.

5. Pope.

Que n'a-t-il poursuivi son sujet, continué sur la route qui mène de la nuit en plein jour.... et chanté l'immortalité de l'homme! Comme il eût rendu service à l'humanité et m'eût délivré de ma tâche1. Ces vers sont catégoriques et l'on peut s'étonner qu'ils n'aient pas attiré davantage l'attention des commentateurs. L'idée de parachever le travail de son rival est bien celle qui hante notre poète.

En s'en inspirant Young ne fit du reste que répondre au vœu secret de ses contemporains. On était las de la doctrine des déistes. et de leur optimisme complaisant. Le sentiment des maux dont souffrait la société et que de vagues aphorismes ne suffisaient pas à guérir faisait renaître dans les âmes le besoin des vérités religieuses et l'ardente aspiration vers un avenir meilleur au delà du tombeau. Le mouvement provoqué par John Wesley vers 1738 en est la preuve éclatante tant pour la classe instruite qui vit surgir les chefs de cette réforme anglicane, tous jeunes gens de l'Université d'Oxford auxquels se joignit plus tard James Harvey, l'imitateur de notre poète, que pour les masses ouvrières qui, dans le pays de Cornouailles, par exemple, fournirent au méthodisme ses plus fidèles adhérents. L'on jugeait vers la même époque d'après ce point de vue spécial jusqu'à la littérature profane. C'est ainsi que Sam. Johnson, en parlant des Plaisirs de l'Imagination du D' Akenside publiés en janvier 1744, rappelle le reproche adressé à ce livre sans prétentions morales par un certain M Walker qui eût voulu y découvrir au moins une allusion à la vie future et qui trouve une réparation de cet oubli précisément dans les Nuits d'Ed. Young 2. Pope, toujours prompt à se conformer aux goûts du public, dut sentir également qu'on regrettait pareille lacune dans son poème, car Spence dans ses

1. Night Thoughts 1, v. 450-53 et 456-60. En parlant de nuit » Young fait sans doute allusion aux hésitations de Pope qui appelle l'homme « la gloire, le sujet des moqueries et l'énigme du monde » [Ess. on Man, Ep. II, v. 18] et qui se contente de lui dire « Aie donc une humble espérance; monte d'une aile tremblante; attends la Mort, ce grand maitre, et adore Dieu [id., Ep. I, v. 91-92].

2. Voir Johnson's Lives of the Poets, vers la fin de la Vie d'Akenside. Le célèbre critique lui-même admet à peine que l'on puisse défendre l'auteur en disant que ces considérations ne rentraient pas dans le cadre de son sujet.

Anecdotes raconte, sur la foi du Dr Warburton, que peu de jours avant de mourir l'auteur de l'Essai sur l'Homme s'occupait à rédiger des arguments en faveur de l'immortalité de l'âme ', sans doute avec l'intention de les insérer plus tard dans quelque pièce de vers. Les Nuits venaient donc bien à leur heure au moment du réveil des consciences et quand les lecteurs sérieux désiraient qu'on leur présentât des pensées graves et fortes.

Young était alors tout particulièrement prêt à réaliser ce vœu du public. Il venait de perdre, nous le savons, sa femme Lady Elizabeth, son ami Thomas Tickell et sans doute une fille bienaimée dont l'existence, bien qu'enveloppée de mystère, reste vraisemblable. Cette rapide succession de deuils le laissait accablé et l'émotion provoqua une maladie dont il faillit mourir. Ainsi qu'il le dit dans la première préface mise en tête de la IVe Nuit, i entreprit son travail « simplement pour y trouver un refuge contre la tristesse, à un moment où des études plus appropriées n'avaient plus assez d'attrait pour retenir l'attention de l'écrivain » et il l'oppose en tant que « distraction » aux « devoirs » de sa charge. En d'autres termes, il projetait probablement depuis assez longtemps de composer un ouvrage sur les preuves à faire valoir en faveur de la vie future. Les malheurs subits qui vinrent fondre sur lui prêtaient à ce sujet une douloureuse actualité et constatant que les études philosophiques ne parvenaient pas à le distraire de ses tristes préoccupations, il se décida à exhaler ses plaintes en vers. Il donnerait ainsi une suite poétique à cet Essai sur l'Homme qu'il jugeait entaché d'erreur ou tout au moins incomplet sous sa forme primitive. Quoi d'étonnant, dans ces circonstances, à ce que l'esprit et la tendance du nouveau poème aient été tout différents de ceux de Pope et qu'à côté d'accents poignants arrachés par l'épreuve à une âme qui souffre réellement nous trouvions la vision consolante d'un monde à venir et que la peinture du monde présent soit pleine d'un pessimisme qui fait un étrange contraste avec les théories aimables et optimistes du chef de l'école néo-classique?

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2. ... « this thing was entered on purely as a refuge under uneasiness, when more proper studies wanted sufficient relish to detain the writer's attention to them »...

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