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geance et son dernier effort est une copie de l'art français qu'il cherche sans succès à adapter aux exigences de la scène anglaise. Tout en préférant les traditions dramatiques du XVI° siècle il se laisse volontiers entraîner par le courant contemporain. On le remarque surtout à la part importante qui revient à la passion de l'amour dans son théâtre. Dans chacune de ses tragédies il y a deux rivaux à l'affection d'une héroïne, Memnon et Myron, Don Carlos et, Don Alonzo, Démétrius et Persée. Suivant qu'elle favorise l'un ou l'autre, l'intérêt reste en suspens et sa décision finale précipite chaque fois la catastrophe. Cette concession au goût des spectateurs pouvait d'ailleurs servir à pallier des défauts plus graves, le manque absolu d'invention et d'une façon générale la faiblesse des caractères dans l'œuvre de notre auteur. On a remarqué depuis longtemps qu'il ne sait pas imaginer un dénouement qui ne soit banal. Chacune de ses pièces se termine, d'une façon bien commode, par un double suicide de deux amants, Memnon et Mandane dans son Busiris, Léonore et Don Alonzo dans La Vengeance, Erixène et Démétrius dans Les Frères, autrement dit par une simple reprise de la conclusion de Southerne dans son Oroonoko. Quant à ses personnages, ils n'observent guère le précepte posé par Horace quand il demande que le héros « servetur ad imum Qualis ab inceptu processerit et sibi constet ». Dans le Busiris et Les Frères le tyran égytien et Persée sont les seuls peut-être qui ne présentent pas de défaillance inexplicable. Léonore et Don Alonzo sont également imparfaits dans La Vengeance et si Zanga réalise pleinement cette unité supérieure indispensable, c'est qu'ici le poète suit un grand modèle. Young ne s'élève donc pas très haut comme écrivain dramatique 2. Son mérite consiste surtout dans la chaleur du style et le pathétique. Il ne réussit dans ce domaine que par l'imitation et ne ressort de la foule des contemporains médiocres que par sa tentative audacieuse de donner un pendant à l'Othello de Shakespeare.

1. Biographia dramatica, art. Busiris, vol. II, p. 73.

2. Son inexpérience se montre, ainsi que l'a remarqué le Rev. J. Mitford, même au début de la Vengeance et dans le caractère de Zanga quand celui-ci révèle ses projets à Isabelle et fait perdre au spectateur tout le bénéfice de la surprise tragique.

CHAPITRE IV

PREMIÈRES ŒUVRES MORALES

ET PHILOSOPHIQUES

Young comme moraliste. Son début : Le Jugement Dernier. Euvres mixtes: La Force de la Religion et la Paraphrase d'une Partie du Livre de Job. L'Appréciation Véridique de la Vie Humaine.

L'auteur des Nuits ne s'est élevé à la satire et à la tragédie que par un effort d'imitation consciente. Mais le moraliste chez lui se révèle spontanément dans ses premiers comme dans ses derniers vers et la poésie philosophique lui doit un chef-d'œuvre dû à l'inspiration d'une douleur profonde et personnelle. Nous touchons si bien ici à ce qui fait le fond même de son talent que cette veine méditative se retrouve jusque dans les genres où l'on s'attendrait le moins à la rencontrer et qu'elle pénètre souvent ses plus beaux passages. George Eliot note avec raison, dans un article où elle ne flatte pourtant pas notre poète, que nous nous sentons surtout attirés dans ses pièces de théâtre par les tirades mélancoliques où règne déjà l'esprit de ses pensées nocturnes. Telle est cette exclamation attristée de Nicanor : « Vanité de l'homme! aimer tant à prolonger son souffle et à dévider le fil du malheur! Plus la vie est longue, plus grand est le choix des maux. L'homme le plus heureux n'est qu'un être misérable goûtant parfois une médiocre consolation en se com

parant à d'autres. Que suis-je donc, moi aussi 1?» Tel est encore ce retour que fait Don Alonzo sur lui-même dans La Vengeance : « Cette terre vaste et solide, ce soleil flamboyant, ces cieux qu'il traverse dans son orbite, devront tous finir. Qu'est-ce alors que l'homme? La moindre partie du néant. Le jour ensevelit le jour, le mois le mois, une année la suivante. Notre vie n'est qu'une chaîne de morts nombreuses. Peut-on donc craindre la mort ellemême ? Plutôt craindre notre vie. La vie est le désert, elle est la solitude. La mort nous unit à la vaste majorité. C'est naître à la société des Platons et des Césars, c'est être grand à jamais; c'est donc un plaisir, c'est une ambition que de mourir 2. » Le même ton grave se retrouve jusque dans les Satires. C'est là qu'à propos de la vertueuse Portia, Young s'écrie : « Nos joies ne sont qu'en nombre restreint, alors que notre vie est jeune encore. Sur ce nombre il en tombe quelques-unes tous les ans. Mais quand nous dominons l'étape moyenne de l'existence et que nous descendons vers la vallée de la vieillesse elles tombent rapidement 3. »

1. Busiris, acte IV, sc. vin:

« Vain man! to be so fond of breathing long,
And spinning out a thread of misery!
The longer life, the greater choice of evil.
The happiest man is but a wretched thing,
That steals poor comfort from comparisons:
What, then, am I?

2. La Vengeance, acte IV, sc. IV:

This vast and solid earth, that blazing sun,

Those skies, through which it rolls, must all have end.
What, then, is man? The smallest part of nothing.
Day buries day; month, month; and year, the year:

Our life is but a chain of many deaths.

Can then Death's self be fear'd? Our life much rather :

Life is the desert, life the solitude;

Death joins us to the great majority:

'Tis to be born to Platos and to Caesar;

'Tis to be great for ever.

'Tis pleasure, 'tis ambition, then, to die. »>

3. Sat. v, v. 525-29:

<< Not numerous are our joys, when life is new;
And yearly some are falling of the few :
But when we conquer life's meridian stage,
And downward tend into the vale of age,
They drop apace. »

Ses Epîtres, ses Odes, ses vers de circonstance, contiennent tous des morceaux pareils nous prouvant que l'écrivain, lorsqu'il se livre à l'impulsion de sa nature, arrive de lui-même à cette poésie philosophique que le XVIII siècle à ses débuts devait remettre en honneur.

C'est cette tendance si marquée, et que renforcèrent sans doute les habitudes de piété, contractées dans un milieu ecclésiastique et développées par la fréquentation des principaux collaborateurs des revues morales, qui explique pourquoi Young fit choix d'un sujet religieux pour sa première œuvre importante. Reprenant pour son propre compte, le projet d'un ancien condisciple de Winchester, John Philips, l'auteur du Splendid Shilling, projet que John Hughes, l'ami intime du défunt et l'un des familiers d'Addison, avait pu lui communiquer, il tenta la description poétique et anticipée du Jugement Dernier. L'entreprise était périlleuse pour un novice et le choix fait pour effrayer les plus timides. Mais précisément ce qu'il y avait dans un sujet pareil de sublime et d'extraordinaire séduisait son imagination. Il le déclare en commençant : « Tandis que d'autres chantent la fortune des grands, » c'est-à-dire les victoires du duc de Marlborough et les exploits de ses généraux, « je dépeins une scène plus grave... le Juge intègre et le sort éternel de l'homme. » Et l'ambition du jeune écrivain ne se contente pas, pour une inspiration lyrique, de la composition d'une ode ou du moins d'une pièce de vers assez courte. Il lui faut trois chants ou, comme il les appelle à la façon épique, trois livres, pour donner toute sa mesure à ses débuts.

Le livre premier est en guise de préambule. Ayant annoncé son thème et exprimé ses craintes, l'auteur invoque l'assistance divine dans son entreprise téméraire. Il passe rapidement en revue les beautés de la terre et des cieux, qu'il déclare passagères. Elles disparaîtront quand sonnera la trompe de l'archange et la planète environnée de ténèbres attendra dans l'effroi la venue de son Maître. Devant cette perspective immédiate, tous les trésors perdent leur prix. Jadis les marins qui transportaient Jonas dans

1. Voir Sam. Johnson's Lives of the Poets à l'article J. Philips.

leur barque jetèrent à la mer leurs biens pour échapper à la tempête et durent y précipiter le voyageur. Tout sombre également dans l'ultime catastrophe, mais le prophète échappé à la mort, qui semblait inévitable, devient pour nous le symbole de l'immortalité bienheureuse. Au second livre, Young chante, dit-il, pour les hommes et les anges et veut dominer du regard l'ensemble de la création. La trompette dernière retentit encore et les tombeaux rendent au jour les corps qu'ils détenaient. Les âmes en reprennent possession et l'humanité se dresse devant son Juge, pleine d'angoisse ou de joie. De beaux vers nous décrivent les mortels rassemblés en face du tribunal et l'apparition du Fils de l'Homme sur son trône. A la pensée de cette scène auguste, l'écrivain se répand en prières. Voici, au troisième livre, le jugement solennel, la répartition en deux groupes, entre les élus et les réprouvés, de cette foule immense, et la vision du ciel et de l'enfer qui s'ouvrent pour les recevoir. Young termine par la plainte terrifiante de ceux-ci, et montre ceux-là recueillis dans la gloire. A l'entour, le monde actuel s'écroule dans les flammes pendant que le poète invite les vivants à réfléchir à la grandeur d'un être immortel et à l'avenir que leur prépare leur conduite ici-bas.

Telle est l'esquisse sommaire de cette œuvre grandiose mais inégale qui annonçait un talent peu ordinaire. Il y a, en effet, dans ce Jugement Dernier de réels mérites et des morceaux remarquables. Le sujet convenait à l'auteur et lui-même s'en rendait compte, puisqu'il appelle sa muse une « vierge mélancolique » que « les scènes tristes ravissent, qui fréquente les tombes et se plaît dans le domaine de la nuit1. » Là gît le secret de sa force, et le poète se réveille en lui dès qu'il s'agit de décrire le sublime et le terrible, témoin cette apostrophe au Christ auquel Young demande de le préserver à l'heure du jugement : « Toi qui t'es trouvé soumis aux rigueurs du destin et qui dans ton affreuse agonie eus une sueur de sang; Toi qui, dans chacune de tes veines frémissantes, as senti l'acuité la plus poignante de la douleur mortelle; Toi que la mort mena captif à travers les

1. The Last Day, Bk I, v. 143-45.

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