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délicat et le soin avec lequel il se borne à une seule matière dans chacune de ses satires 1. Ce sont là autant de jalons qui montrent leur véritable voie aux écrivains futurs et Young a pu se servir de ces indications heureuses pour renouer la tradition classique du genre en Angleterre.

Dryden ne s'est pas contenté de délimiter le terrain et de recommander l'unité nécessaire de conception et de plan. Il s'enquiert encore, comme Hall autrefois, du mètre approprié 2. Ce n'est pas l'octosyllabe dont se sert Butler dans son Hudibras pour tourner en ridicule les Puritains. Un vers aussi court nuit à la dignité du style et la préoccupation de la rime devenue trop fréquente ne laisse pas au poète le loisir de développer librement sa pensée. De plus, la rime riche à syllabe féminine convient bien à la parodie, mais ne sied pas au moraliste qui veut corriger les hommes en raillant leurs défauts. Elle procure un plaisir enfantin et déplacé qui détourne l'esprit du sujet lui-même. Le décasyllabe réparti en distiques héroïques et régulièrement écrits donne par contre de l'ampleur aux idées et à la forme un genre de beauté grave qui rehausse le dessein de l'auteur. Tassoni et Boileau ont aussi fait usage du vers noble de leurs langues respectives, ce dernier avec un tour vif et un heureux choix d'expressions dont Waller et Denham ont fourni les meilleurs exemples dans la poésie anglaise. Dryden recommande beaucoup ces élégances de la phrase 3 dont l'artifice principal et qu'a repris Young consiste dans la disposition savante des mots et leur répétition ménagée avec art. Il s'élève aussi, à propos de la traduction de Perse et de Juvénal par Barten Holiday, contre l'abus de monosyllabes trop durs dans le pentamètre rimé et ici encore notre auteur semble avoir profité de son conseil 4. La théorie de la satire en Angleterre était désormais établie par un écrivain compétent et tous ceux qui voudraient parvenir au succès dans le genre satirique auraient à tenir compte de ses indications.

1. The Essays of J. Dryden... by C. D. Yonge, M.A., pp. 98 et 102. 2. Id., pp. 100-1.

3. Id., pp. 103-5. Dryden sous ce rapport cite surtout Catulle, Ovide et Virgile. 4. C'est du reste à Dryden que le poète paraît faire allusion quand il parle, dans la Préface des Satires, du jugement porté sur Boileau par « un excellent critique » de son temps.

CHAPITRE II

Conception de la Satire chez Young. Ses modèles. Ses prétentions Caractères propres de son œuvre poétique.

à l'originalité.

Young imitateur.

On distingue en Angleterre, après la Restauration des Stuarts, deux formes principales de la satire. L'une, due à l'étude des anciens, adapte Juvénal ou Horace à une société bien moderne, c'est la tentative parfois heureuse d'Oldham et du Comte de Rochester. L'autre se complaît à une critique toute personnelle, à des portraits plutôt ressemblants que délicats et souvent aussi se fait remarquer par l'attrait d'un cadre fictif imaginé à plaisir, c'est la création spirituelle du génie de Dryden. Cette seconde forme séduisit Pope qui, dès 1712, s'en servit pour sa bluette poétique de la Boucle de Cheveux Enlevée, fine raillerie des petits travers mondains, et qui la reprit plus tard pour écrire sa Dunciade sur le modèle du Mac Flecknoe. L'imitation directe de l'antiquité était peut-être moins facile, puisqu'il fallait éviter de fâcheuses rencontres avec des écrivains s'inspirant d'un même original, et le public trop peu lettré manquait de l'éducation préalable, de cette forte culture classique qui permettait seule de goûter le charme des allusions cachées et de retrouver sous la copie le passage dont elle provenait. On comprend donc que les versificateurs de moindre importance n'aient osé ni affronter la lutte avec un rival redoutable, ni risquer de demeurer incompris du lecteur et que le genre satirique soit ainsi passé au début du XVIIIe siècle par une sorte de période d'accalmie.

Quand Young, poussé par les circonstances, se décida vers la fin de 1724 à faire revivre la satire, il renonça à suivre l'exemple. de Dryden pour renouer la tradition interrompue de la Renaissance anglaise. Ce retour en arrière était hardi, puisqu'il s'agissait d'attirer par une ironie fine et délicate un public habitué tant en

vers qu'en prose aux polémiques les plus violentes, et l'auteur lui devait bien quelques explications au sujet de sa méthode nouvelle. Ces explications, il les fournit, après avoir vu le succès de ses premiers poèmes, dans l'édition complète qu'il en donna. en 1728. « Je n'ai pas conscience, dit-il dans son avant-propos, de la moindre malveillance contre une personne particulière quelconque dans tous les caractères décrits, bien que certaines personnes puissent pousser l'égoïsme jusqu'à accaparer pour elles ce qui est d'application générale. » Il écarte donc toute idée d'animosité individuelle, même dans les portraits où les lecteurs reconnaissaient, avec raison du reste, des contemporains peints d'après nature1, et son assertion se trouve justifiée par le petit nombre de noms propres ou même d'initiales qu'il emploie. Young ne prend pas non plus trop au sérieux le prétendu rôle de réformateur poétique, bien que la vérité sous toutes ses formes, fût-ce sous celles plutôt impersonnelles et impartiales de la morale ou de l'histoire, soit un blâme indirect. pour les hommes. Mais il lui paraît « fort à craindre que l'inconduite ne soit jamais chassée de ce monde par la satire » et il estime le rire hygiénique attendu qu'à se moquer des travers du prochain on évite d'en être péniblement affecté. Peut-être aussi est-ce là ce qui réussit le mieux auprès d'une société « trop orgueilleuse pour aimer un Mentor austère » et c'est pourquoi le satirique préfère sourire et attendre l'amélioration générale, si elle doit se produire, d'une plaisanterie exempte d'amertume.

Ce préambule indique bien les modèles qu'il préfère et il s'empresse d'ailleurs de les nommer. La « satire rieuse, » comme il l'appelle, la seule qui soit élégante et raffinée 2, reconnaît Horace pour maître et Young s'efforcera d'atteindre à son urbanité pleine de grâce, son jugement ayant d'autant plus de poids qu'il dépend moins de la passion. Les autres ne méritent d'être imités que par

1. Il y a certainement de ces portraits dans les satires non seulement parce que toutes les clefs s'accordent sur certains noms, mais parce que le poète lui-même laissa révéler certains noms dans l'édition de ses œuvres en 1741, que Curll publia avec son approbation formelle.

2. C'est le même jugement qu'il porte deux ans plus tard dans sa seconde Epitre à Pope v. 161-66.

instants et surtout pour le style. L'emportement de Juvénal nuit à son effet et sa manière fatigue bientôt le lecteur. Ce même défaut se retrouve dans la sévère satire de Boileau sur les femmes 1. Quelques écrivains ont ceci de commun avec Lucien qu'ils se moquent de toutes choses sans distinguer le bon du mauvais et maltraitent la vertu comme le vice par amour d'un trait plaisant. C'est en France surtout que pareille disposition se remarque (serait-ce une allusion discrète à Voltaire avec lequel notre auteur ne parvenait pas à s'entendre?), ainsi que chez certains Anglais, et c'est ce qui a justement discrédité le terme de bel-esprit. Parmi les prosateurs, Young relève les noms de Cervantès et de Rabelais, mais c'est pour opposer la délicatesse du premier à la grossièreté de l'autre et pour demander que l'on ne soit jamais spirituel aux dépens de la bienséance, erreur dont les Voyages de Gulliver, au moins dans leur seconde moitié, venaient de fournir un exemple.

La préface montre donc que sans contester la valeur de ses devanciers le poète comptait faire autrement et mieux qu'eux en se réglant sur Horace et Cervantès pour l'inspiration générale de son œuvre. Il a voulu créer en Angleterre une satire impersonnelle ressemblant sur ce point à celles de Hall, mais dépouillée d'âpreté et d'équivoque de pensée et de langage. Il supplée à l'absence de malignité par le charme du style et le jeu d'une ironie plus fine et plus légère. Même il croit cette tactique plus avantageuse, car si « la conduite.... de l'humanité n'est nullement chose indifférente pour quelqu'un de raisonnable et de vertueux,» nous devons pourtant « en sourire et la tourner en ridicule.... puisque c'est ce qui nous fait le moins de mal en offusquant le plus la folie et le vice. » Cette conception ingénieuse et opportune, à un moment où les pamphlets les plus virulents et les plus éhontés déshonoraient la presse, est en fait l'application à la poésie de la méthode inaugurée dans le domaine de la prose par Addison et Steele. En arrachant son venin à la satire,

1. Cette critique est celle d'Addison dans le n° 209 du Spectateur où l'auteur de l'article blâme pour la même raison la 6 satire de Juvénal et d'une façon générale celles qui s'attaquent à toute une catégorie de personnes sans distinction ou à l'humanité tout entière. comme les satires VIII et x de Boileau.

Young continue l'œuvre d'apaisement entreprise par les célèbres essayistes et rappelle les hommes de sa génération, qui échangeaient à l'envi les injures les plus grossières, au respect d'euxmêmes et du prochain.

On n'a pas assez remarqué d'ailleurs que le Spectateur avait formulé d'avance la théorie morale dont Young allait se prévaloir. Addison, examinant dans le n° 451 le projet d'obliger l'auteur de tout livre ou de toute brochure à se nommer et à faire enregistrer officiellement et son nom et son adresse, s'élève contre une mesure qui supprimerait les avantages de l'anonymat littéraire, mais blâme sévèrement les écrivains de libelles ainsi que ceux qui les emploient ou qui leur permettent de ternir impunément la réputation d'autrui. Il rappelle la sentence de mort prononcée par la loi des Douze Tables contre les calomniateurs, puis, passant aux mœurs anglaises du XVIII° siècle, il ajoute : «Notre satire n'est qu'obscénités et langage de poissardes. La grossièreté y fait l'effet de l'esprit et celui qui sait insulter avec les expressions les plus variées a le renom du plus habile écrivain. Par là l'honneur des familles est réduit à néant, les emplois les plus élevés et les plus grands titres sont rabaissés et avilis. aux yeux de la foule, les plus nobles vertus et les plus beaux talents sont jetés en pâture au mépris des sots et des vicieux. › Il ne restait plus qu'à introduire dans l'art des vers la réforme morale souhaitée par l'illustre critique pour produire une véritable innovation dans la littérature anglaise et pour devenir de ce fait un des champions de la vertu et du bon goût.

Le second trait particulier aux satires d'Young est dû sans doute aux mêmes influences. Il leur donne en effet le sous-titre de « caractéristiques, » c'est-à-dire présentées sous forme d'une série de portraits, et J. Warton, dans une note de son Essai sur le Génie et les Ecrits de Pope 1, relève le terme en rappelant que ce furent les premières satires en caractères (characteristical satires) » écrites en anglais. Le mot remonte à Théophraste et à son imitateur La Bruyère, dont notre auteur, on le verra plus

1. J. Warton. Essay on the Genius and Writings of Pope, London, J. Dodsley, 1782, vol. II, p. 203, note.

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