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sur le continent, d'où il envoyait, le 12 janvier, une épître pompeuse à la dame, installée en ce moment à Epsom, dans le comté de Surrey, sur l'éducation du jeune West et les lectures appropriées à son âge 1. C'est à cet ami de passage, dont il ignorait le caractère véritable, que notre auteur écrit.

Dans sa première lettre du 23 février, qui devait le trouver encore à Lyon et qui n'est qu'une réponse à quelque missive précédente, Young l'entretient surtout de ses espérances quant à la mitre ou au doyenné, dont la perspective reste bien lointaine. Un mot sur le succès de la nouvelle pièce de Mallet, Mustapha, jouée le 13 février 1739, et une allusion ironique aux médiocres ouvrages de théologie qu'a vu surgir le printemps, terminent cette page un peu sceptique où n'apparaît pas même un vague souvenir de la pauvre Mr Temple, enterrée auprès de l'Hôtel-Dieu de la ville, et qui semble surtout la reprise banale d'une correspondance longtemps interrompue. La lettre du 25 novembre est adressée à Nice, sa résidence en 1736, où le pasteur de Welwyn se rappelle au bon souvenir de Mr et Mrs Patterson qu'il y avait connus. Mais il use de sous-entendus tellement grossiers que, même en tenant compte de la liberté de langage du XVIII° siècle, l'on ne saurait les excuser ni chez Young ni chez John Williams, dont la hardiesse d'expression a dû les provoquer2. En tout cas l'on peut voir par les deux documents qui nous restent de cette époque combien le poète est encore préoccupé d'intérêts purement mondains et combien la perte de sa belle-fille, trois ans auparavant, a laissé peu de traces dans son âme.

Comme pour clore une période de sa vie, et en quelque sorte poussé par un secret pressentiment qu'il se prépare pour lui une modification profonde dans les conditions de son existence, Young s'apprête, vers la fin de cette année 1739, à faire publier une pre

en mourut de chagrin. Peu après sa mort la mère épousa l'ancien secrétaire du chancelier.

Pour les lettres d'Young à J. Williams, voir The Gentleman's Magazine, vol. LVII, p. 371.

1. The Gent.'s Mag., vol. LIII (1783), p. 222. La lettre est écrite de Lyon et finit par ce mot significatif : « you need not burn this letter. »><

2. Notons, en effet, que la lettre du 23 février ne présente rien de pareil.

mière édition complète, en deux volumes, de ses œuvres. Cette fois, Curll et Tonson, avec un certain nombre de collègues, collaborèrent à l'entreprise et Curll, qui semble en avoir eu la direction, imprima en tête une lettre d'approbation de l'auteur datée de Welwyn le 9 décembre 1739. Cette lettre, formée par la fusion de trois billets, en date du 9 et du 18 décembre et du 4 août [1740] 1, apprend au lecteur que le poète n'a pas eu le loisir de revoir les épreuves et qu'il regrette de n'avoir pas de portrait personnel à présenter au public. Elle recommande l'omission de l'Epître à Lord Lansdowne et du discours en l'honneur du colonel Codrington prononcé au Collège d'All Souls. Par contre, elle réclame l'insertion de la Paraphrase d'une Partie du Livre de Job comme le principal morceau de la collection. La préférence accordée à ce poème sur les Satires étonne à bon droit et ne s'explique que par une prédilection marquée pour les sujets religieux. Mais la suppression proposée de quelques œuvres de circonstance est une preuve de goût dont on aurait dû tenir compte. Ainsi pourvue de la sanction nécessaire, l'édition parut en 1741. Elle nous intéresse, parce qu'elle donne en partie le choix fait par l'écrivain parmi ses travaux, et parce qu'elle fournit la clef contemporaine des allusions et des initiales insérées par le satirique. Une note indique que le tout a été soumis à l'examen d'un ami intime, et si cette revision, comme nous le pensons 2, a été faite par Samuel Richardson, elle constitue non seulement une garantie d'exactitude dans l'impression et les annotations, mais encore un grand service rendu à Young au moment où de graves soucis domestiques venaient fondre sur lui.

1. Les originaux se trouvent à la Bibl. Bodléienne d'Oxford. Rawlinson Mss., Letters 14978, fol. 72. Le premier billet est tracé d'une main calme. Le second trahit un esprit troublé et dans le troisième, daté de Tunbridge Wells, les mots sont surchargés, raturés, corrigés, et l'écriture est manifestement agitée.

L'éditeur Curl semble avoir eu quelques appréhensions à l'égard d'Young (probablement en raison de ses démêlés avec Pope), car le poète lui écrit : « Soyez sûr que je n'ai rien contre vous. Je vous souhaite de tout cœur de réussir dans votre entreprise. »

2. Cette conjecture trouve quelque confirmation dans le fait que c'est Richardson qui, plus tard, insiste auprès d'Young pour qu'il fasse faire son portrait.

CHAPITRE VI

Deuils successifs d'Young.

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Les personnages des "Nuits ". Composition du poème. Young et son cercle d'amis. efforts infructueux pour obtenir une promotion ecclésiastique.

Ses

La fin de l'année 1739 marque pour Young la fin du bonheur conjugal dont il jouissait depuis plus de huit ans. Sa femme, longtemps malade, vit son état s'aggraver soudain dans la première quinzaine de décembre, s'il est permis de fonder une conjecture sur l'aspect des billets adressés hâtivement à Curll. D'après le début de la sixième Nuit, Lady Young, dont aucun critique ne conteste l'identité avec la Lucia du poème, souffrait d'une maladie douloureuse aux progrès si lents (pareils à ceux de la phtisie 1) que son mari put se faire illusion sur l'issue fatale, jusqu'à ce qu'une crise plus dangereuse que les précédentes se fût produite. Mais la catastrophe survint bientôt, en dépit des soins les plus dévoués. Nous en connaissons la date, grâce au registre des décès de Welwyn qui porte la mention suivante : « January 29, 1739-40 The right honourable Lady Eliz. Yong 2 [sic]; » et la rectification est importante en raison de l'erreur commise par plusieurs biographes 3 et des événements qui suivirent ce décès. Ainsi s'effondraient avec l'espérance déçue toutes les joies d'un ménage uni où s'alliaient les grâces du caractère et le génie. Le tribut d'éloges de l'infortuné survivant n'est que l'expression de la vérité : « Plus je la connaissais, plus elle me devenait chère...... elle cachait son chagrin sous des sourires pour diminuer le mien, elle me réconfortait par ses paroles 4. » Elle fut pour son mari

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1. C'était le mal qui avait déjà emporté sa fille aînée.

2. L'écriture et l'emploi de « right honourable » trahissent une main ignorante. 3. La Biographia Britannica dit « vers 1741 » et c'est la date acceptée de confiance par H. Croft, R. Anderson, Chalmers, le Rev. J. Mitford et le Dr Doran.

4. N. Th. VI, v. 6, 19-20.

une compagne fidèle qui partageait ses plaisirs, ses aspirations, ses douleurs. Préoccupée, comme lui, de sa paroisse et désireuse d'embellir son église, elle broda, de ses propres mains, un tapis de soie sur fond de batiste, avec une frange de fil d'or, pour recouvrir la table de communion 1. Cet ouvrage, encore conservé et en usage à Welwyn, et dont il avait lui-même, croit-on, indiqué l'inscription, devait sans cesse rappeler au pasteur désolé le souvenir de celle qu'un témoignage du temps nous présente comme « douée de talents remarquables et d'une grande douceur 2. »

Mais s'il resta inconsolable de cette grande affliction, ce ne fut pas le seul coup du sort qui devait le frapper cette année. On pouvait déjà le supposer d'après le passage des Nuits, où l'auteur se plaint de trois deuils en trois mois. Or ce passage ouvre toute la question des personnages mentionnés dans le poème, surtout en ce qui concerne l'ami d'Young, Philandre, dont il nous importe de connaître le prototype réel. Puisque la plupart des biographes croient le retrouver dans Henry Temple 3 et quelquesuns dans le jeune Charles Henry Lee, mieux vaut d'abord revenir à la source première et revoir les vers qui nous parlent de lui. Philandre fut pour Young « un ami (comme il le dit) dont l'esprit à la noble influence mûrit pendant vingt étés à mes côtés... tandis que toutes les vertus sociables s'élevaient dans son âme 5. Il rappelle les banquets où son compagnon chantait et auxquels ils prenaient part ensemble. Ailleurs il le cite comme sachant « manier toute connaissance digne de ce nom, » et poursuit :

1. History of Hertfordshire, by J. E. Cussans, op. cit., 1874, vol. II, p. 223. Après l'avoir nettoyé et mis sur un fond de soie damassée blanche, on y a malheureusement fait des modifications qui en ont gâté le caractère primitif. L'inscription est la suivante au centre, en lettres majuscules « I am the Bread of Life. »

2. Voir la Biographia Britannica.

3. Voir par exemple la Biographia Britannica et le Dr Doran. Le Rev. J. Mitford fait quelques réserves et H. Croft qui, comme toujours, suit la Biographia, ajoute pourtant Some passages respecting Philander do not appear to suit either Mr Temple or any other person known to be connected with Young, while all Narcissa's circumstances apply to Mrs Temple. »>

4. The Annual Register for 1765. London, J. Dodsley, 1766, p. 31-36.

5. N. Th. II, v. 585-86 et 88.

6. N. Th. II, v. 579. Ne serait-ce pas un indice que Philandre était poète?

7. N. Th. II, v. 449-53.

«Que de fois nous avons vu le soleil estival se coucher au cours de nos conversations et refroidi nos passions au bord du fleuve aux fraîches brises! que de fois nous avons réchauffé et abrégé les soirées d'hiver par de courtoises discussions, faisant jaillir la vérité latente, « scène qui évoque plutôt les rives de l'Isis et les veillées d'Oxford que les ruisseaux étroits et le presbytère de Welwyn 1. Young ajoute que Philandre, ami de ce Lorenzo auquel s'adressent les Nuits, a prescrit sa tâche au poète 2 et répète en terminant son œuvre qu'il n'est que l'exécuteur testamentaire de ce legs moral 3. Quant à la fin terrestre de son camarade si tendrement aimé, il la décrit avec une grande netteté : « Philandre lui-même n'avait pas commandé son suaire. Il n'en eut pas l'occasion, l'avertissement préalable de son sort lui fut refusé. » La catastrophe fut soudaine, l'agonie courte 5 et l'âme si brusquement délivrée prit son essor vers le ciel. C'était un esprit d'élite, un moraliste éloquent, un homme d'un talent supérieur qui disparaissait ainsi. Un seul vers marque vaguement l'époque de ce départ inattendu. Ce fut avant une dernière catastrophe, car « Narcissa le suit, avant que la tombe de Philandre ne soit fermée. Les malheurs se groupent, le malheur est rarement isolé 7. D

Voilà ce que nous apprend le poète lui-même sur l'ami qu'il a tant regretté. Les témoignages contemporains sont plus confus encore, soit qu'ils parlent de Mr Temple avec la Biographia Britannica ou de Charles Henry Lee avec The Annual Register. Un seul document contemporain mérite d'être remarqué. C'est un article anonyme dans le Gentleman's Magazine, rectifiant plusieurs erreurs de H. Croft et écrit, selon toute apparence, par un membre du cercle intime d'Young, bien au courant de son

1. Il est vrai que le poète avait délaissé le presbytère pour une maison privée plus commode.

2. N. Th. II, v. 619.

3. N. Th. IX, v. 2143-48.

4. N. Th. I, v. 383-84.

5. N. Th. VI, v. 3; II, v. 653-57.

6. N. Th. II, v. 448, 601-4.

7. N. Th. III, v. 62-63.

8. The Gent.'s Mag., vol. LII, p. 70, etc.

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