Page images
PDF
EPUB

mordantes. Au reste il a résumé son jugement sur le premier recueil d'Young, tel qu'il fut terminé en 1726, en une petite pièce de vers1. Etablissant le contraste entre les vertus prônées par l'auteur chez certains personnages et les vices qu'il fustige, il pose le dilemme suivant : ou bien le pays honoré par de si beaux caractères est le plus heureux de tous, ou bien, ruiné par de si graves défauts, il est plus maudit que les autres 2. C'est dire que la juste mesure n'a pas été gardée entre l'éloge et le blâme et le mot rapporté par le biographe de notre poète n'est peut-être que l'expression épigrammatique de cette idée. La lecture du second recueil sur les femmes, avec ses fines appréciations et ses portraits délicats, eût sans doute changé le verdict du célèbre critique. La même incertitude se retrouve pourtant dans les revues. Le Gentleman's Magazine de février 1731 décrit une réunion de poètes contemporains présidée par l'Ennui à l'effet de choisir un lauréat. La déesse prie Young de se retirer: « Elle avoue que ses tragédies pouvaient passer pour bonnes, mais sa satire abondait trop en traits blessants 3. » Les Mémoires de la Société de Grub Street par contre, journal rédigé par Pope et ses amis, adressent un tout autre compliment à l'auteur le 18 novembre « Comme il manie doucement la satire bien tournée! Il sourit en frappant et guérit en infligeant une blessure! »

4

Les correspondances privées de cette époque trahissent la même diversité d'appréciation, tout en restant élogieuses. Il va sans dire que les satires V et VI ne trouvent pas grâce auprès des dames. C'est ainsi qu'en 1741 la future Mrs Eliz. Montagu 5 écrit à sa sœur Miss S. Robinson « Si vous, qui n'avez aucun

1. Swift's Works, ed. W. Scott, vol. XII, p. 399. Le poème de Swift est de 1726. 2. Dans une lettre de juillet 1732 à Sir Charles Wogan, Swift dit expressément d'Young... « his satires have many mixtures of sharp raillery,» op. cit., vol. XVII, p. 421-2.

3.

She confessed that his plays might pass for good things;
But his Satire too much abounded with stings. >>

4. «How gently he the well-turned Satire deals!

Smiles while he strikes, and while he wounds he heals! >>

Ces vers sont tirés de « The Modern Poets, a Satire in allusion to the 10th Satire of Horace bk I.

5. The Letters of Mrs E. Montagu, op. cit., vol. II, p. 56.

des vices, des défauts ou des folies censurés par le Dr Young, vous vous emportez contre lui, comme les gens mal intentionnés dont il a tourné en ridicule la méchanceté, vont dire du mal de sa personne! » D'autre part, Miss H. Mulso dans une lettre du 12 novembre 1750 déclare à son amie Miss Carter: « Je dois vous dire que j'ai lu dernièrement la Passion Universelle du Dr Young et que je suis prête à retirer tout ce que j'ai dit contre lui en tant que poète... Je trouve ses quatre premières satires égales à celles de Pope. Les satires sur les femmes, à mon avis, sont inférieures aux autres, ce qui, je veux l'espérer, s'explique à l'honneur de notre sexe 1. » Mais l'hommage le plus spontané rendu à l'écrivain est encore celui de l'imitation. Il ne lui manqua pas. Dès 1729 le Rev. J. Bramston, pour ne citer que ses meilleurs émules en ce genre, composa une satire dans le style de l'Amour de la Renommée et Pope n'hésita pas à entrer dans la voie qui lui était désormais ouverte. Enfin le nouvel ouvrage paraît avoir eu quelque retentissement hors des frontières anglaises dès son apparition car Young au début de sa préface constate avec un légitime orgueil que « ces satires ont été favorablement accueillies en Angleterre et à l'étranger. »

Au reste cette faveur se manifesta d'une façon très pratique et à laquelle il dut être particulièrement sensible. Ses satires lui valurent une somme de trois mille livres dont deux mille, dit Herb. Croft qui se fonde sur la déclaration de Mr Rawlinson dans des anecdotes manuscrites de Spence, lui auraient été données par le duc de Grafton. La vraisemblance du récit est infirmée par la réponse du pair d'après laquelle il aurait fait un marché excellent, vu que les poèmes en valaient bien le double. Cette réponse rappelle trop le mot analogue de Lord Burleigh au sujet de la Reine des Fées du poète Spenser et semble en être une copie. Mais il est au moins curieux qu'aucune pièce de vers d'Young ne célèbre le duc de Grafton ou ne lui rende grâces pour ses largesses, chose inouïe de la part d'un auteur aussi fertile en panégyriques, et nous ne pouvons nous empêcher de songer que la même donation a été attribuée, avec moins de raison encore, au

1. The posthumous Works of Mrs H. Chapone. London, 1808, in-8°.

duc de Wharton dont la bibliothèque avait été vendue aux enchères en 1727 et les biens confisqués par le Gouvernement. Le champ reste donc libre aux conjectures, puisque le fait du cadeau princier n'est contesté par personne. Or le bienfaiteur inconnu nous paraît avoir été très probablement l'un des plus riches seigneurs du temps, le duc de Chandos, dont les relations avec Young sont certaines. Ce dernier, nous le verrons plus tard, lui adressa une épître de consolation à l'occasion de la mort de son fils, le marquis de Carnarvon, et il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'il lui fît hommage, dans son ensemble, d'un ouvrage dont les différentes parties étaient dédiées à des membres libéraux de l'aristocratie anglaise. L'hypothèse est d'ailleurs confirmée par un document authentique, si nous en croyons l'envoi poétique suivant que Mr Wm James Smith, du Conservative Club de Londres, publia en 1863 dans Notes and Queries 1, comme étant indubitablement de la main d'Young :

To His Grace the Duke of Chandos.

Accept, my Lord, the Satire which I send,
For who to Satire is so fit a Friend?
Others with censure will the Verse pursue,

And just their Hate, to give my Foes their due ;

You safely may support a Muse severe,

And praise their talents which you ne 'er can fear.

From other Great Ones I can tribute raise

Of Vice or Folly, to enrich my Lays;

But Chandos, an Unprofitable Thing,

Can nought on earth but his Protection bring.

[A sa Grâce, le duc de Chandos. « Acceptez, monseigneur, la Satire. que je vous adresse, car qui est si bien l'ami qu'il faut à la satire ?

1. Notes and Queries, 3a Series, vol. III, p. 109 (7 février 1863). L'attribution semble certaine si ce sont bien les vers dont parle Dan. Perkins dans une lettre du 5 septembre 1747, écrite de Whitechurch et attachée au Manuscrit de la Vengeance qui se trouve à la Bibliothèque Bodléienne d'Oxford [Rawl. poet., 229]. Il y dit : ... I remember to have heard His Grace [le duc de Chandos] express himself with great esteem of Dr Young; and from a copy of verses in Ms seal'd to the blank leaf opposite to the title-page of his last Satire dedicated to Sir Robert Walpole I am pretty sure the Dr had an equal esteem for His Grace... »

D'autres poursuivront ces vers de leurs censures, et leur haine est justifiée, pour donner ce qui leur est dû à mes ennemis. Mais vous pouvez sans danger soutenir la muse sévère et louer les talents de ceux que vous ne sauriez craindre. Je puis mettre d'autres grands à contribution pour le vice ou la folie, afin d'en enrichir mes chants. Mais Chandos, être inutile, ne peut m'apporter rien au monde que sa protection. »>]

La flatterie était délicate, sinon désintéressée, et du moins elle ne tombait pas à faux. Après avoir souvent vendu son encens au plus offrant, Young appliquait enfin les conseils si sages qu'il donnait au début de sa première satire (vers 27-34) et se décidait à louer le vrai mérite. L'opération du reste fut assez profitable, à en juger par la reconnaissance de son Mécène, pour qu'il se soit promis de recommencer, mais d'autres préoccupations le détournèrent de son projet et les rivaux du poète 2 purent cueillir les lauriers auxquels il renonçait.

1. Voir Sat. VII, v. 89-110. Les sujets proposés ne sont pas traités dans les Satires sur les femmes.

2. Lui-même, du reste, invita Pope à écrire des satires (Sat. I, v. 35-36).

CHAPITRE V

Éd. Young et la société de Londres. Son entrée dans les Ordres. Avènement de George II. Young et ses relations à la Cour.

Son mariage et sa vie à Welwyn.

La fin de l'année 1725 vit Young tout préoccupé de ses satires et de leur dédicace à des bienfaiteurs influents. En même temps il restait en relations étroites avec Pope et son amie Lady M. Wortley Montagu. A cette dernière il demandait conseil au sujet de sa pièce projetée et lui rendait compte, le 1er mars 1725-26, d'une visite au malheureux poète Savage, que la grande dame avait tenu à récompenser (sans doute pour la dédicace de ses Mélanges 2). La lettre mentionne encore une élection parlementaire à Wycombe, dans le Buckinghamshire, où le poète doit aller le lendemain, peut-être pour y rendre quelque service politique au gouvernement. Quoi qu'il en soit, ses efforts littéraires ou autres étaient appréciés en haut lieu, car il reçut, le 13 mai, une pension royale de 200 livres à dater du 6 avril précédent, la seule, fait remarquer Macaulay, que le ministre Walpole ait apparemment accordée à un homme de lettres. Notre auteur, qui n'était pas ingrat, n'attendit qu'une occasion propice pour exprimer sa reconnaissance. Elle se présenta bientôt. Le 26 mai, son bienfaiteur était élu chevalier (Knight companion) de l'ordre de la Jarretière, étant déjà depuis un an chevalier de l'ordre du Bain, qu'il avait engagé le roi à rétablir, et le 16 juin, il était solennellement installé à Windsor 3. Young écrivit aussitôt une

1. Un mot d'Young à Pope, du 8 juin (de cette année probablement), lui annonce qu'il a reçu onze exemplaires de la traduction d'Homère, y compris l'exemplaire destiné à la bibliothèque publique [d'All Souls'?] Voir The Works of Al. Pope, op. cit., vol. X, p. 117.

2. Voir l'appréciation de Sam. Johnson au sujet des dédicaces de Savage dans la vie de cet auteur.

3. Avec Walpole fut nommé le duc de Richmond, d'après the Historical Register de 1726 (Chronological Diary, p. 16).

« PreviousContinue »