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La source la plus féconde où puisa Molière, ce fut, comme il le dit lui-même, le monde, la société. On le voyait souvent dans une réunion, taciturne, rêveur. Son ami Boileau l'appelait le contemplateur. « Vous connaissez l'homme, dit-il de lui-même dans la Critique de l'École des Femmes, et sa paresse à soutenir la conversation. Célimène l'avait invité à souper comme bel esprit, et jamais il ne parut si sot parmi une demi-douzaine de gens à qui elle avait fait fête de lui.... Il les trompa fort par son silence. » — « Élomire (anagramme de Molière) n'a pas dit une seule parole.... Il avait les yeux collés sur trois ou quatre personnes de qualité qui marchandaient des dentelles; il paraissait attentif à leurs discours, et il semblait, par le mouvement de ses yeux, qu'il regardait jusqu'au fond de leurs âmes pour y voir ce qu'il ne disaient pas1. »

Aussi s'est-il emparé de la société par droit de première découverte. Il l'a parcourue du haut en bas, par son investigation philosophique. Aucune position élevée n'a intimidé son courage, aucune position obscure n'a excité son dédain. Chose étrange! les inspirations qui animaient la chaste mélodie de Racine se retrouvent exactement les mêmes dans la gamme comique de Molière. L'un et l'autre prennent pour principaux objets la cour, l'antiquité classique et la religion. C'est qu'ils peignaient la même société, et que cette société était là tout entière.

La cour lui présentait d'abord ce qui en faisait le charme et la puissance, les femmes. Racine divinisait leurs passions; Molière combattit leurs défauts, c'était encore leur rendre hommage. Dans les Précieuses, et plus tard dans les Femmes savantes, il fit tomber le masque pédantesque qui gâtait les grâces naturelles de leur esprit. Il fit aussi la guerre à d'autres travers moins choquants et moins rares chez elles, à leurs petites rivalités aigres-douces, à leurs méchancetés gracieuses et sournoises. Leur coquetterie surtout trouva en

une savante exactitude toutes les imitations du théâtre espagnol qui ont été essayées par nos poëtes. Voyez Histoire comparée des littératures espagnole et française, t. II.

4. Zélinde, comédie, par Villiers, citée par M. Sainte-Beuve, article Molière.

lui un admirable peintre. Est-il rien de comparable à cette Célimène qui rend amoureux jusqu'au rude Misanthrope? Quelle vérité universelle dans cette peinture, et en même temps quel type profondément français! Les poëtes du Nord ont donné à la passion des femmes la tendresse et la mélancolie; ceux du Midi l'ont tracée avec toute l'ardeur et la vivacité du climat; mais nulle part on n'a plus complétement saisi les charmantes imperfections de cette nature versatile. On sent que Molière critique les femmes avec amour. Il défend leur dignité dans l'Ecole des Maris et dans l'École des Femmes. Il attaque les maximes juives et romaines sur l'infériorité et la soumission du sexe le plus faible: il reprend, avec mesure, au nom de l'équité et du bonheur domestique, la réaction contre les préjugés, entreprise et exagérée par l'esprit chevaleresque du moyen âge, et rend la tyrannie des hommes impossible, en la rendant ridicule. Nul poëte n'a d'ailleurs mieux senti, mieux exprimé toutes les délicatesses de l'amour. On pourrait citer de lui des vers dont Racine dut être jaloux.

La cour lui offrait encore un type non moins fécond, ces seigneurs qui n'avaient de noble que la naissance, et qui croyaient que la suffisance suppléait au mérite. Avec quelle verve Molière ne peint-il pas ses marquis arrivant à la chambre du roi, « avec cet air qu'on nomme le bel air, peignant leur perruque, et grondant une petite chanson entre leurs dents, la, la, la, la, la. Rangez-vous done, vous autres, car il faut du terrain à deux marquis, et ils ne sont pas gens à tenir leur personne dans un petit espace1. >>

Quand on lit les vers suivants, nese croit-on pas à l'ŒEilde-boeuf de Versailles?

Vous savez ce qu'il faut pour paraître marquis;
N'oubliez rien de l'air ni des habits;
Arborez un chapeau chargé de trente plumes
Sur une perruque de prix;

Que le rabat soit des plus grands volumes,
Et le pourpoint des plus petits.

Mais surtout je vous recommande

1. L'Impromptu de Versailles, scène ш.

Le manteau, d'un ruban sur le dos retroussé,
Et parmi les marquis de la plus haute bande
C'est pour être placé.

Avec vos brillantes hardes

Et votre ajustement

Faites tout le trajet de la salle des gardes,
Et vous peignant galamment,

Portez de tous côtés vos regards brusquement;
Et, ceux que vous pourrez connaître,
Ne manquez pas, d'un haut ton,
De les saluer par leur nom,

De quelque rang qu'ils puissent être.
Cette familiarité

Donne à quiconque en use un air de qualité.
Grattez du peigne à la porte

De la chambre du roi;
Ou si, comme je prévoi,
La presse s'y trouve forte,
Montrez de loin votre chapeau,

Ou montez sur quelque chose
Pour faire voir votre museau;
Et criez, sans aucune pause,
D'un ton rien moins que naturel :

<< Monsieur l'huissier, pour le marquis un tel. >>
Jetez-vous dans la foule et tranchez du notable,
Coudoyez un chacun, point du tout de quartier,
Pressez, poussez, faites le diable

Pour vous mettre le premier'.

Le marquis est le plastron de Molière. « Oui, toujours des marquis, nous dit-il. Le marquis est aujourd'hui le plaisant de la comédie: et comme, dans toutes les comédies anciennes, on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie 2. »

L'instinct plébéien du fils du tapissier trouvait un illustre complice dans l'instinct dominateur du roi. Tous deux s'entendaient à merveille pour établir l'égalité au pied du trône. L'aristocratie elle-même pardonnait facilement au poëte. Personne ne voulant se reconnaître dans ses peintures moqueuses, chacun lui savait bon gré de rabaisser l'arrogance du voisin. « Je pense, marquis, que c'est toi qu'il

1. Remerciment au roi. 1663.

2. L'Impromptu de Versailles, scène m.

joue dans la Critique. Moi? Je suis ton valet; c'est toimême en propre personne1. » D'ailleurs il y avait presque toujours dans la pièce un courtisan honnête homme. C'était une ressource pour tous les amours-propres. Enfin Molière dédommageait la cour en daubant la province, et consolait les nobles en frappant encore plus fort sur les parvenus insolents. La Comtesse d'Escarbagnas faisait passer l'Impromptu de Versailles, et le Bourgeois gentilhomme guérissait les blessures des Fâcheux.

La seconde des grandes inspirations de la poésie sérieuse, l'antiquité classique, appelle aussi l'attention de Molière; mais tandis que Racine montre par son exemple comment il faut en profiter, c'est au grand comique qu'il appartient de faire voir comment il ne faut pas s'en servir. L'un ouvre le chemin à l'imitation féconde, l'autre flagelle par derrière le stérile pédantisme; tous deux entraînent leur siècle loin de l'ornière du xvre. Il suffit de nommer les Vadius et les Trissotins, qui savent du grec autant qu'homme de France et qui n'en sont pas moins des sots,

Des sots savants, plus sots que des sots ignorants,

les Marphurius, les Pancrace, argumentant en baroco et en barbara sur la figure d'un chapeau, et surtout ces excellents et savantissimes médecins, ce docto corpore de la faculté, si habile à nommer en grec toutes nos maladies, et à nous faire trépasser selon les règles de l'art.

C'est de la même façon que la religion inspire la verve de Molière. Plein de respect pour elle quand elle est sincère, il la venge elle aussi de ses pédants qui la défigurent et de ses hypocrites qui l'outragent. Tartufe (1667) est comme la seconde partie des Provinciales. C'est la suite de la même guerre, mais élevée à un caractère de généralité tout nouveau. D'un côté l'attaque ne vient plus d'un sectaire, mais d'un philosophe; de l'autre l'adversaire attaqué n'est plus le jésuite, mais l'athée travesti. Ajoutez que l'absence de toute discussion scolastique et un intérêt dramatique encore plus 1. L'Impromptu de Versailles, scène 1.

puissant rendent ce chef-d'œuvre populaire. Tartufe est Î'Athalie du théâtre comique; il en a l'à-propos comme la perfection. Au milieu des années brillantes de Louis XIV, l'auteur semble pressentir, par la divination du génie, le triste fléau qui infectera la fin du règne. En vrai poëte national, il donne une expression immortelle à la plus vivace de nos haines, et, par une merveille dont lui seul était capable, il inflige au plus odieux des vices le châtiment le plus terrible chez les Français, le ridicule.

Du reste Molière se rattache moins que ses illustres contemporains à la pensée toute chrétienne du siècle. L'élève de Gassendi, l'ami de Bernier et de Chapelle peint la nature humaine en elle-même, dans sa généralité de tous les temps; et, sans être le moins du monde hostile au christianisme, il s'en préoccupe assez peu. Le genre qu'il traitait semblait permettre cet oubli. Molière n'échappe pourtant point à la manière spiritualiste de tous les grands artistes de son époque. Son triomphe, c'est la comédie de caractère, c'està-dire l'étude de l'esprit humain. Son procédé, comme celui de Corneille et Racine, c'est l'abstraction vivifiée par le génie. L'Avare (1668), le Misanthrope (1666), son œuvre capitale avec Tartufe, sont développés d'après les mêmes principes que les tragédies de Racine. Les deux poëtes saisissent une qualité unique d'un individu, anéantissant par la pensée toutes les autres, la mettent ensuite en action et même quelquefois en plaidoirie et comme en procès avec les qualités opposées. Rien de plus contraire que ce procédé au faire dramatique de Calderon et de Shakspere; rien de plus conforme à l'esprit du xvIIe siècle et en général à l'esprit français.

La plus grande gloire de Molière, c'est d'avoir été le poëte de l'humanité en même temps que celui de son époque. Nonseulement il a châtié et aperçu le premier le ridicule, dans des choses que ses contemporains estimaient et prenaient au sérieux, mais il a incarné ces vices et ces travers dans des créations d'une vérité impérissable. Il a su réunir la généralité dans les passions et la propriété dans les caractères. Ses personnages ont une physionomie si distincte, si personnelle, qu'on les reconnaît entre mille; on croit avoir

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