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qui lui est due'. En même temps, un de nos jeunes savants, M. Émile Charles, publiait sur la vie, les œuvres et la doctrine de Roger Bacon une monographie complète, fruit excellent de six années de recherches, de voyages et de méditations'.

C'est grâce à tous ces travaux qu'il nous est devenu possible de restituer une des plus grandes figures du moyen âge. Roger Bacon est éminemment un précurseur. De toutes les grandes pensées qui ont suscité la Renaissance et la philosophie moderne, il n'en est pas une qu'on ne trouve dans ses écrits. Il a combattu la méthode abstraite de la scholastique au moment où tout fléchissait sous son empire. A l'Aristote controuvé des docteurs il a opposé l'Aristote véritable, celui des textes authentiques. Versé dans le grec, dans l'hébreu, il a pressenti l'immense avenir réservé à l'étude comparative des langues. Mais l'idée féconde qui chez lui domine toutes les autres, c'est l'idée d'une philosophie nouvelle fondée sur l'observation de la nature, sur l'analyse et l'expérience. Or il ne se borne pas, comme après lui Bacon de Vérulam, à décrire et à célébrer avec éloquence les procédés d'expérimentation et d'induction, il donne à la fois le précepte et l'exemple.

1 Rogeri Baconi opera hactenus inedita, London, 1859. Le premier volume seul a paru.

2 Roger Bacon, sa vie, ses œuvres, ses doctrines, d'après des textes inédits, par Émile Charles, professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Bordeaux, 1861, un vol. in-8°.

Comme Descartes, au génie des vues générales il joint le don des découvertes particulières. Il est inventeur en optique, en astronomie, et s'efforce d'étendre aux sciences morales et jusqu'à la métaphysique elle-même les méthodes expérimentales.

Si la figure de Roger Bacon mieux connue s'est agrandie à nos yeux, je n'oserais pas dire qu'un autre précurseur de Descartes, l'éloquent et infortuné Ramus, ait eu tout à fait autant de bonheur. Certes ce n'est point la faute de M. Waddington', car Ramus ne pouvait rencontrer ni un historien plus habile, plus instruit, plus scrupuleux, ni un appréciateur plus compétent. Mais quelque redoublement de sympathie qu'excite le beau récit de M. Waddington pour la personne de son héros, rien ne peut faire que Ramus ait été autre chose qu'un grand homme d'école et un humanistë du premier ordre. Plus M. Waddington, avec son analyse pénétrante et lumineuse, excelle à nous faire connaître à fond les écrits de Ramus, autrefois si populaires et tirés à vingt éditions, aujourd'hui si rares et si oubliés, plus il nous fait voir que la valeur philosophique de sa réforme était inférieure au bruit qu'elle a fait. Oui, le Ramisme a été au seizième siècle un événement considérable; oui, Ramus a réuni sur la place Cambray une jeunesse aussi ardente et aussi nombreuse que celle qui

1 Ramus, sa vie, ses écrits et ses opinions, par Charles Waddington, professeur agrégé de philosophie à la faculté des lettres de Paris, 1855, un vol. in-8°.

suivait Abélard vers la montagne Sainte-Geneviève ; oui, l'Europe entière a retenti du bruit de son nom. Mais si ce courageux novateur, ce professeur populaire, cet éloquent cicéronien a eu le mérite, après Érasme, Laurent Valla, Vivès et tant d'autres, de combattre la méthode scholastique, quand il a voulu remplacer la logique d'Aristote par une logique nouvelle, il a échoué. C'est à Bacon, c'est surtout à Descartes qu'il était réservé d'accomplir une réforme radicale, non plus seulement pédagogique et littéraire, mais véritablement philosophique.

Exposer les grandes lignes de la philosophie cartésienne, en suivre et en expliquer les principaux développements depuis le dix-septième siècle jusqu'à nos jours, tel est le but commun des quatre études que nous avons consacrées à Descartes, à Spinoza, à Malebranche et à Leibnitz. Quel est le véritable sens du cartésianisme? C'est une question qui divise encore les philosophes et qui se rattache par des liens étroits à tous les problèmes de notre temps. Les uns ne voient dans la philosophie de Descartes qu'un faux système qui a péri, comme tant d'autres, et péri sans retour. Ce système, disent-ils, a pu faire un moment illusion, tant qu'on n'en a pas aperçu les conséquences. Mais Malebranche et Spinoza sont arrivés et alors la lumière s'est faite. Il est devenu évident que le dernier mot de Descartes c'était le panthéisme. D'autres s'inscrivent en faux contre ce jugement. Ils refusent de reconnaitre Spinoza pour un véritable car

tésien. Ils nient que l'auteur de l'Éthique ait trouvé dans Descartes les moindres germes d'erreur. Tout au plus, Descartes aurait-il mal défini la substance; encore a-t-il corrigé sa définition, de sorte qu'en définitive il est pur de tout mauvais levain; il reste l'expression la plus parfaite du spiritualisme, et la philosophie actuelle n'a rien de mieux à faire que de reprendre ses traditions.

De ces deux opinions extrêmes sur le sens et la valeur du cartésianisme, quelle est la vraie? Selon nous, ni l'une ni l'autre. Comment trouver ici la juste mesure et dégager la solution moyenne dans sa délicatesse et sa précision? Il fallait oser entreprendre de faire la part exacte du vrai et du faux dans la philosophie de Descartes, d'en signaler d'abord les résultats certains et durables, puis d'y faire toucher au doigt, parmi les hypothèses éphémères et les erreurs, ces semences de panthéisme signalées par la critique de Leibnitz. Or ceci nous engageait inévitablement dans la question délicate et compliquée des origines du panthéisme de Spinoza.

Nous l'avons résolûment abordée, avec de grandes précautions toutefois, car le problème vient de s'agrandir et de prendre une face nouvelle à la suite des grands travaux récemment publiés sur la philosophie des Juifs et sur celle des Arabes. M. Franck nous avait, il y a vingt ans, dévoilé les mystères de la Kabbale1; aujour

La Kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux, 1 vol. in-8°, 1843.

d'hui, M. Munk livre à tous les yeux l'ouvrage capital de Moses Maimonide, le fameux Moré Néboukhim'. Lc moment est venu de savoir quelle a été au juste l'influence de la Kabbale et celle de Maimonide sur les idées de Spinoza. Le problème est de conséquence; car si Spinoza n'est qu'un disciple des anciens philosophes juifs, l'apparition de sa doctrine au dix-septième siècle perd de sa gravité; elle n'est plus qu'un accident curieux du développement philosophique des enfants d'Israël. Et voilà Descartes affranchi d'une paternité bien lourde, voilà les origines de la philosophie française complétement purifiées. C'est à merveille; mais s'il résulte, au contraire, de l'étude impartiale des traditions juives que Spinoza n'a pu y trouver les principes de son panthéisme, et que c'est dans Descartes qu'il les faut aller chercher, les choses alors prennent un autre tour, et le problème posé devant la philosophie de notre siècle, ce n'est pas de ressusciter Descartes et de ramener les esprits en arrière, mais de vaincre Spinoza et d'aller en avant. Tel est le procès. Heureusement les pièces sont là, et des profanes euxmêmes, comme nous sommes, les peuvent consulter. Que résulte-t-il de cet examen? Un premier point, facile à établir, grâce aux recherches précises et pro

1 Le Guide des égarés de Moses Maïmonide, traduit en français pour la première fois, par M. Munk, de l'Institut. Le premier volume a paru en 1856, le second en 1861.

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