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fondes de M. Franck : c'est qu'il n'existe entre les idées de la Kabbale et celles de Spinoza aucune analogie précise et certaine. La question n'est plus si simple, quand on passe de la Kabbale à Maïmonide et à ses commentateurs averrhoïstes. Ici, pour ne pas faire fausse route, il faut d'abord écarter du débat un article sur lequel tout le monde est d'accord, savoir que Spinoza a emprunté à Maïmonide sa méthode d'exégèse biblique. Point de dissidence à cet égard. Bien que Spinoza comme interprète de la Bible doive beaucoup à l'esprit de son temps, il est certain qu'il s'est inspiré des traditions du rationalisme juif'. Cette filiation était connue depuis longtemps, et les nouvelles publications la confirment. Le débat se concentre donc sur le problème philosophique. Or ce qui ressort le plus fortement de la comparaison des idées de Spinoza avec celles de Maïmonide, ce sont les différences. Il y a sans doute des analogies, quelques-unes même trèsintéressantes, mais on en a beaucoup exagéré la portée. Je ne conteste pas qu'à travers les écrits de Maïmonide on ne sente circuler un courant d'idées panthéistes, tantôt acceptées par le docteur juif, comme par exemple la théorie de l'indivisibilité absolue de Dieu, tantôt net

1 L'exégèse rationaliste appliquée à l'Écriture sainte n'est pas au dix-septième siècle le fait du seul Spinoza. Presque tous les cartésiens y inclinent, notamment Malebranche, tout sincère croyant qu'il est.

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tement répudiées, comme l'existence nécessaire de la matière et l'absorption future des âmes dans l'unité. Mais d'où viennent ces idées? On le sait aujourd'hui, elles viennent d'Alexandrie; ce sont des lambeaux de ce grand système de mysticisme panthéiste inauguré par Plotin. Or s'il y a entre les doctrines alexandrines. et celles de Spinoza des analogies générales, à cause de la donnée panthéiste qui leur est commune, il n'en est pas moins vrai que ces deux systèmes different profondément, et que la construction métaphysique de Spinoza est d'une originalité incontestable. Spinoza a-t-il donc tiré de son seul génie le système développé dans l'Ethica? Il est certain que non, et que son véritable maître, c'est Descartes.

Voilà ce que nous croyons avoir solidement démontré, et nous l'avons fait avec un soin d'autant plus scrupuleux que, différant quelque peu d'avis sur ce point avec un illustre maître 2, nous avions contre nous l'autorité qui nous est la plus respectable et la plus imposante, non-seulement en philosophie, mais aussi dans ces épineuses questions d'histoire où les dissentiments, pour n'avoir pas de gravité, ne sont pas sans quelque importance.

1 Voyez les beaux articles que publie M. Franck sur le Guide des égarés, dans le Journal des savants, cahiers de février et mars 1862.

⚫ Histoire générale de la philosophie, de M. Cousin, dernière édition, 1861, pages 441 et suivantes.

Une des raisons qui nous encouragent à penser que notre explication des origines de Spinoza est la véritable, c'est qu'elle scule fait comprendre les rapports incontestables signalés depuis longtemps entre Spinoza et Malebranche. Aussi bien, comment se ferait-il, si le panthéisme de Spinoza ne venait pas en partie de Descartes, que peu d'années après sa mort, vingt esprits éminents qui n'avaient pu se communiquer leurs pensées, Malebranche, Clauberg, Geulincx, Deurhoff, les uns protestants, les autres catholiques, ceux-ci en France, ceux-là en Allemagne, d'autres en Hollande et en Angleterre, tous aient tiré de certains principes de Descartes les mêmes conséquences? La ressemblance est surtout frappante entre Malebranche et Spinoza. Ce sont deux frères jumeaux dans la famille cartésienne. On a dit de Malebranche: c'est Spinoza chrétien. On pourrait dire de Spinoza c'est ce qu'aurait été Malebranche, né juif, nourri des idées de Maïmonide et des averrhoïstes, et n'ayant pas pour se prémunir contre les entraînements de la logique la haute barrière d'une éducation chrétienne.

Cet air de famille se marque jusque dans la personne des deux philosophes, et nous n'avons pas résisté au plaisir de mettre à profit les découvertes récentes de M. l'abbé Blampignon' pour montrer les deux fils les plus illustres de Descartes, semblables par

Etude sur Malebranche, d'après des documents manuscrits,

une complexion chétive, par l'amour de la méditation solitaire, par la pureté et l'innocence de leur vie, par leur admirable désintéressement, comme aussi par l'opiniâtreté de leur caractère et leur attachement indomptable à leurs opinions.

Mais le plus grand avantage de notre manière d'envisager le spinozisme, c'est qu'elle donne à la réforme de Leibnitz son véritable sens. Ce n'est pas d'hier qu'on sait qu'aux yeux de Leibnitz le défaut capital du cartésianisme, c'est la passivité des substances, et que le dessein essentiel de sa réforme, ç'a été d'introduire la notion de la force dans toutes les parties de la philosophie. Les nouvelles publications qui se sont accumulées depuis ces dernières années, notamment les morceaux inédits découverts en Allemagne par M. Erdmann et M. Grotefend, et en France par M. Foucher du Careil, n'ont pas créé un nouveau Leibnitz, mais elles ont éclairci et agrandi l'ancien. Leibnitz reste l'homme d'une seule idée, l'idée dynamique'. C'est par elle qu'il a substitué à la doctrine de Descartes une philosophie nouvelle. A ceux qui veulent que Descartes n'ait jamais

suivie d'une correspondance inédite, par l'abbé Blampignon,

un vol. in-8°.

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' Voyez l'admirable article de Maine de Biran sur Leibnitz à la suite du livre des Rapports du physique et du moral. Parmi les études plus récentes, on trouvera l'idée dynamique de Leibnitz mise en un beau jour dans l'excellent ouvrage de M. Félix Nourrisson, un des deux lauréats du dernier concours de l'Académie des sciences morales et politiques.

failli, que sa doctrine soit exempte de toute erreur, je demande pourquoi le premier cartésianisme a succombé pour renaître purifié dans la doctrine de Leibnitz. Car si je comprends bien cette évolution de la philosophie moderne, Leibnitz est à la fois le réformateur et le continuateur de Descartes. Tandis que Spinoza altère et corrompt le cartésianisme en le poussant aux abîmes, Leibnitz le sauve en le corrigeant.

Est-ce à dire que Leibnitz ait prononcé le dernier mot de l'esprit humain et qu'il faille en revenir à la monadologie et à l'harmonie préétablie? Non, pas plus qu'au mécanisme cartésien et à la théorie des tourbillons. Ce n'est pas en vain que la philosophie du dix-huitième siècle a paru dans le monde. L'école écossaise, l'école de Locke et de Condillac ont eu leurs raisons d'être. Enfin la critique de Kant est venue, et elle a profondément modifié tous les problèmes. Je sais que Kant lui-même n'a pas toujours été fidèle à l'idée mère de son entreprise philosophique, qu'il y a au fond de son admirable analyse de l'intelligence le germe d'un système tout aussi exclusif et tout aussi fragile que les constructions de Malebranche et de Spinoza, et qu'enfin le panthéisme est sorti une seconde fois du sein d'une doctrine qui semblait faite pour en décourager à jamais l'esprit humain. Je sais cela, et personne ne déplore plus que moi les récentes aberrations spéculatives de l'Allemagne; mais, après tout, l'hégélianisme n'est qu'une aventure; l'œuvre analytique de

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