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saillir notre franciscain, tourmenter sa vie entière, comprimer l'essor de son génie, arrêter le cours de ses travaux et s'acharner jusque sur ses écrits et sur sa mémoire?

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Il est aujourd'hui certain que Roger Bacon a subi deux persécutions distinctes, l'une qui a duré environ dix ans, de 1257 à 1267, saint Bonaventure étant général des franciscains; l'autre, encore plus cruelle et plus longue, de 1278 à 1292, pendant le généralat de Jérôme d'Ascoli, devenu pape (en 1288) sous le nom de Nicolas IV. Pourquoi ces sévérités redoublées? Si l'on interroge les historiens de l'ordre, Wadding par exemple, on les trouve presque muets. Il semble qu'ils aient voulu ensevelir dans le même oubli les souffrances et la gloire de leur victime. Roger Bacon avait-il péché contre les mœurs? Non. Sa vie était pure, ses mœurs innocentes. S'était-il révolté contre les dogmes de la foi? Pas davantage; le christianisme n'a pas eu de croyant plus sincère, l'Église de serviteur plus dévoué. Avait-il contesté l'autorité du saint-siége? Point du tout. C'est même en s'appuyant sur un pape ami des lettres qu'il essayait de se dérober aux entraves de son couvent.

Quel est donc son crime? Un mot de Wadding le laisse entendre, quoique discrètement. Il fut condamné, dit-il, propter quasdam novitates suspectas. En effet,

1 Voyez M. Cousin, Journal des Savants, cahiers de mars, avril, mai, juin 1848.- Comp. M. Émile Charles, Roger Bacon, sa vie, etc., p. 11 et suiv.

Roger Bacon a été un esprit essentiellement novateur. Comme tous ses pareils, il est mécontent de son siècle. Il se plaint surtout de l'autorité exclusive qu'on accorde à Aristote. Au lieu d'étudier la nature, dit-il, on perd vingt ans à lire les raisonnements d'un ancien. « Pour moi, ajoute-t-il résolûment, s'il m'était donné de disposer des livres d'Aristote, je les ferais tous brûler, car cette étude ne peut que faire perdre le temps, engendrer l'erreur et propager l'ignorance au delà de tout ce qu'on peut imaginer 1. » Ce n'est pas que Roger Bacon méconnaisse le génie d'Aristote; mais, dit-il, avant de l'admirer, il faut le comprendre, et pour le comprendre il faut le lire dans l'original. Or c'est ce dont les docteurs les plus vantés de ce temps sont incapables. Ils admirent un faux Aristote défiguré par des traducteurs imbéciles.

Roger Bacon n'épargne personne. On a cru voir dans ses attaques contre Albert le Grand et saint Thomas la trace de la rivalité naissante des moines de Saint-François et des enfants de Saint-Dominique. Il n'en est rien. Roger Bacon n'est pas moins àpre contre Alexandre de Hales, l'oracle des franciscains, que contre le dominicain Albert le Grand. « Je ne fais exception pour aucun ordre, dit-il en propres termes, nullum ordinem excludo 2. » Il est sans ménagement pour la subtilité, la sécheresse, la diffusion des théologiens, pour leurs pesantes et interminables Sommes. Suivant lui, ce qu'il

1 Compendium Theologiæ, pars 1, cap. 2. 2 Voyez l'ouvrage de M. Charles, p. 107.

y a d'utile dans Albert le Grand pourrait être résumé dans un traité qui ne serait pas la vingtième partie de ses écrits. Et ailleurs, sur un ton encore plus vif: «< On vante beaucoup, dit-il, la Somme du frère Alexandre de Hales; la vérité est qu'un cheval en aurait sa charge, mais cette Somme tant vantée n'est pas de lui. » Qu'estce que saint Thomas? Vir erroneus et famosus, c'est ainsi que l'irrévérend franciscain désigne l'Ange de l'école. Impitoyable pour les théologiens chrétiens, il n'épargne pas beaucoup plus les arabes: Avicenne est plein d'erreurs, Averrhoès a emprunté à d'autres tout ce qu'il a de bon et de vrai ; il n'a tiré de son propre fonds que ses erreurs et ses chimères. « Et l'on ose prétendre, s'écrie Roger Bacon, qu'il n'y a plus rien à faire en philosophie, qu'elle a été achevée dans ces temps-ci, tout récemment, à Paris!» Quelle illusion! La science est fille du temps; elle n'est pas faite d'ailleurs pour devenir facile et vulgaire. « Ce qui est approuvé du vulgaire, dit durement Roger Bacon, est nécessairement faux'. » Aussi ne se dissimule-t-il pas qu'il est dans la destinée des hommes de génie d'être méprisés par la foule et persécutés. Qu'importe? il faut rendre à la foule mépris pour mépris. « La foule a été dédaignée de tout temps par les grands hommes qu'elle a méconnus; elle n'assista pas avec le Christ à la transfiguration, et trois disciples seulement furent choisis. Ce fut après avoir suivi pendant deux ans les prédications de Jésus que la foule l'abandonna et s'écria Crucifiez

1 De mirabili potestate, 47.

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le!» Mais une telle perspective n'a rien qui fasse fléchir le courage de Roger Bacon. « Ceux qui ont voulu introduire quelque réforme dans la science ont toujours été en butte aux contradictions et arrêtés par les obstacles. Et cependant la vérité triomphait, et elle triomphera jusqu'au temps de l'Antechrist 2. >>

On comprend sans peine qu'un esprit et un caractère de cette trempe n'étaient pas à leur place dans un couvent. Les moines ne comprenaient rien à ce frère étrange qui passait sa vie dans sa tour d'Oxford à observer les astres et à faire des expériences de physique. Ils y soupçonnaient quelque odieux mystère, peut-être un secret commerce avec les démons. On se disait à l'oreille que frère Roger se vantait d'avoir inventé de prodigieuses machines, un appareil pour s'élever dans les airs, un autre pour naviguer sans rameurs avec une vitesse inouïe. On parlait de miroirs incendiaires capables de détruire une armée en un instant, d'un automate doué de la parole, de je ne sais quel androïde prodigieux. Tout cela se faisait-il sans un peu de magie? Un homme en si bonne intelligence avec les puissances infernales pouvait-il rester disciple et serviteur du Christ? N'avait-il pas emprunté à ses amis les Arabes, sectateurs de Mahomet, cette horrible et diabolique doctrine que l'apparition des prophètes, l'origine et le progrès des religions tiennent aux conjonctions des astres, que la loi chrétienne en particulier dépend de

1 Opus majus, p. 6.

• Ibid., p. 13.

la conjonction de Jupiter avec Mercure, et enfin, prodige d'erreur et d'iniquité! que la conjonction de la lune avec Jupiter sera le signal de la chute de toutes les religions?

Telles étaient les rumeurs du couvent, et, comme à l'ordinaire, un peu de vrai s'y mêlait à beaucoup de faux. Les supérieurs avertis envoyèrent le frère incriminé d'Oxford à Paris, et là commença pour lui un régime de sévère surveillance et d'inquisition tracassière qui dura dix ans, et fut poussé quelquefois jusqu'aux châtiments les plus humiliants. Il faut entendre Roger Bacon raconter lui-même au saint-père ses tribulations dans ce préambule de l'Opus tertium, découvert par M. Cousin, et qui rappelle l'Historia calamitatum d'Abélard. D'abord il lui fut défendu de rien écrire, à plus forte raison d'enseigner. Quel supplice pour un homme dévoré de la passion de répandre ses idées, et qui répétait sans cesse le mot de Sénèque : Je n'aime à apprendre que pour enseigner!- Le voilà réduit à la méditation solitaire; on lui refuse toute espèce de livres, on lui retranche ses instruments de mathématiques. S'il s'occupe des plus simples calculs, s'il veut dresser des tables astronomiques, surtout s'il essaye de former de jeunes novices à l'observation des astres, on s'effraye, on lui interdit ces nobles et innocents exercices comme des œuvres du démon. La moindre des punitions qu'il encoure en cas de désobéissance, c'est le jeûne au pain et à l'eau.

Pendant que frère Roger se consumait au milieu de ces indignités, un rayon du lumière vint tout à coup

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