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Tout récemment encore, un professeur de l'université de Dublin a retrouvé en partie le complément de l'Opus majus, et on nous fait espérer la publication prochaine du morceau tout entier '. Voici enfin un savant français, M. Émile Charles, qui nous donne sur la vie, les œuvres et les doctrines de Roger Bacon une monographie complète 2. Elle est le résultat de six années de recherches et d'efforts. Rien n'a pu lasser la patience ni refroidir le zèle de ce jeune bénédictin de la philosophie. Voyages lointains et coûteux, transcriptions pénibles, déchiffrements laborieux, aucune épreuve ne l'a rebuté. Nul manuscrit connu n'a échappé à ses recherches. Il en a demandé de nouveaux à toutes les bibliothèques, à la Bodleienne, au British Museum, à la collection Sloane, au musée Ashmole, à la Bibliothèque impériale, à la Mazarine, à tous les collèges d'Oxford, à toutes les collections de Londres, de Paris, de Douai, d'Amiens. Le fruit de tant de soins, de fatigues et de veilles est un ouvrage des plus distingués que la Faculté des lettres

rolls. La publication des écrits inédits de Roger Bacon a été confiée à M. I. S. Brewer, professeur de littérature anglaise au coliége du roi à Londres. Nous n'avons encore qu'un volume, qui a paru en 1859 et qui contient l'Opus tertium, l'Opus minus, le Compendium philosophie, et comme appendice, le traité De nullitate magiæ.

1 On the Opus majus of Roger Bacon, by John Kells Ingram, fellow of Trinity College, professor of English literature in the University of Dublin. Dublin 1858.

2 Roger Bacon, sa vie, ses œuvres, ses doctrines, d'après des textes inédits, par Émile Charles, professeur de philosophie à la faculté des lettres de Bordeaux; 1 vol. in-8°.

de Paris, après une soutenance brillante en Sorbonne, a consacré par un suffrage unanime.

Certes la matière est loin d'être épuisée, et il y a encore beaucoup à faire pour tirer de son obscurité séculaire la figure de Roger Bacon. La recherche pourtant nous a paru assez avancée pour essayer de donner une idée du docteur admirable, de raconter les vicissitudes de sa destinée, de caractériser enfin l'œuvre trop oubliée du plus hardi génie que le moyen âge ait enfanté.

I

On sait au juste où naquit Roger Bacon: ce fut à Ilchester, dans le Sommersetshire. La date de sa naissance est moins bien connue; la plus probable est 1214. Il était d'une famille noble, riche et considérée. Son frère aîné joua un rôle dans les discordes civiles du règne d'Henri III; il prit parti pour le roi contre les barons.

Roger, né cadet et animé d'une vocation ardente pour les études, fut destiné à l'église et envoyé par sa famille à l'université d'Oxford. Le collège de Morton et celui du Nez de Bronze, Brazen nase hall, se disputent encore l'honneur de l'avoir élevé. Dès cette époque lointaine, Oxford se signalait déjà par le goût des langues et des sciences mathématiques, et surtout

par un esprit particulier d'indépendance et de liberté dans les choses spéculatives comme dans les choses pratiques. Roger y trouva les maîtres qui convenaient le mieux au tour naturel de son génie et de son caractère, Robert Bacon, son parent (probablement son oncle), Richard Fitzacre le dominicain, Adam de Marsh, Edmond Rich, et entre tous ce fameux Robert GrosseTête, évêque de Lincoln, théologien passionné pour les lettres, caractère énergique et hardi, si connu par ses démêlés avec le pape Innocent IV, qu'il osa un jour qualifier d'hérétique et d'antechrist.

L'esprit de Roger Bacon se déploya tout à l'aise dans cette asmosphère de science curieuse et de libre critique. Nous le voyons figurer à côté de son parent Robert dans une scène solennelle, où il prélude par des hardiesses politiques à des témérités encore plus dangereuses.

En 1233, le jour de la Saint-Jean, le roi Henri III eut une entrevue avec les barons mécontents; il lui fallut subir un long sermon, de sévères réprimandes. Le prédicateur qu'on avait choisi pour cette mission était le frère Robert, le parent de Roger Bacon. Le sermon à peine fini, le moine apostropha directement le roi, et lui déclara que toute paix durable était impossible s'il ne bannissait de ses conseils l'évêque de Winchester, Pierre Desroches, objet de la haine des Anglais. « Les assistants se récriaient à tant d'audace; mais le roi, se recueillant en lui-même, sut se faire violence. Le voyant calmé, un clerc de l'assemblée, célèbre déjà par son esprit, osa adresser au roi cette raillerie : « Sei

gneur roi, savez-vous les dangers qu'on a le plus à redouter quand on navigue en pleine mer?- Ceux-là le savent, repartit Henri, qui ont l'habitude de ces voyages.-Eh bien! je vais vous le dire, reprit le clerc, ce sont les pierres et les roches. » Et il voulait désigner par là Pierre Desroches, l'évêque de Winchester 1.»

Ce plaisant audacieux n'était autre que Roger Bacon; il avait alors dix-neuf ans. Sa première éducation terminée à Oxford, il vint la compléter à Paris. C'était l'usage universel du temps. L'université de Paris attirait l'Anglais Roger Bacon comme elle attira l'Allemand Albert, l'Italien saint Thomas, le Belge Henri de Gand. Les détails manquent sur ce premier séjour de Roger Bacon à Paris; mais il est certain qu'il s'y livra à de profondes études, y reçut le grade de docteur, et commença de s'y faire une grande réputation.

Est-ce pendant son premier séjour à Paris ou seulement à son retour à Oxford que Roger Bacon entra dans l'ordre de Saint-François? On l'ignore. Qu'un tel homme se soit fait moine et moine franciscain, c'est ce que pouvait à peine comprendre un illustre érudit dont les hommes de ma génération ont pu saluer la noble et vénérable vieillesse, et qui savait par expérience ce que les vocations prématurées laissent de chaînes et de regrets. «Que faisait parmi des franciscains, s'écrie Daunou avec un accent qui semble dénoter un secret et amer retour sur lui-même, que faisait parmi ces moines un homme de génie impatient d'acquérir des lumières

1 Chronique de Matthieu Paris, p. 265.

et de les répandre ?» Les réflexions qu'ajoute l'ancien oratorien ne sont pas moins curieuses: «Roger Bacon, s'il voulait embrasser l'état monastique, eût bien mieux fait de se vouer aux frères prêcheurs, inquisiteurs, il est vrai, et persécuteurs hors de leurs couvents, mais jaloux d'attirer et de conserver dans leur ordre tous les hommes qui se distinguaient par des productions scientifiques ou littéraires, religieuses ou philosophiques. Ils en ont possédé, encouragé, honoré un trèsgrand nombre, en dirigeant contre ceux qui ne leur appartenaient pas le zèle intolérant de leur institut. Les franciscains, au contraire, toujours gouvernés,,si l'on excepte saint Bonaventure, par des généraux d'un mince talent et d'un médiocre savoir, ne se sentaient qu'humiliés de la présence et de la gloire des hommes de mérite qui s'étaient égarés parmi eux. Roger Bacon a ressenti plus qu'aucun autre les effets de cette envieuse malveillance, et il faut convenir que nul ne l'a provoquée autant que lui, puisqu'il était alors et qu'il est encore, par l'étendue et l'éclat de son génie, le plus illustre des frères mineurs. >>>

Il y aurait peut-être bien quelque chose à dire sur cette peinture un peu chargée des deux ordres rivaux de Saint-Dominique et de Saint-François; mais comment ne pas s'associer aux regrets pathétiques du vieux Daunou, quand on songe aux persécutions qui vont as

1 Voyez, dans l'Histoire littéraire de la France, t. xx, p. 230, la notice de M. Daunou, interrompue par sa mort; un digne héritier de son érudition, M. J.-V. Le Clerc, l'a complétée par de savantes recherches bibliographiques.

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