Page images
PDF
EPUB

action vive, l'imitation y est plus aisée à pratiquer, et les ressemblances plus sensibles. Dans les autres genres, où il s'agit autant de raisonner que de peindre, cette harmonie est beaucoup moins fréquente et moins remarquable. Tout se réduit presque à la mélodie, et à la seconde espèce d'har

monie.

CHAPITRE VIII.

Conséquence de ces principes sur le Nombre et l'Harmonie.

TOUTES

OUTES ces observations nous mènent naturellement à une vérité que Denys d'Halicarnasse a établie dans les deux derniers chapitres de son livre sur l'arrangement des mots : Que la prose (il entend la prose oratoire et soutenue) doit étre aussi travaillée et aussi serrée que les vers, et les vers aussi coulans que la prose.

J'ai tâché jusqu'ici de faire sentir que la prose demandait autant de soin et de travail que les vers, en ce qui concerne, 1.° la mélodie ou la liaison mutuelle des sons, des mots, des phrases, des périodes; 2.o l'harmonie ou l'accord de ces mêmes sons, de ces mots, de ces périodes, avec le sujet et ses circonstances; 3.° enfin, les nombres ou les espaces qu'il faut distribuer, terminer, varier, combiner au gré de l'oreille et de l'esprit, et cela, sans le secours de ces formes techniques qui fixent le poëte dans le travail de la versification, et qui mettent, pour ainsi dire, le goût de l'oreille sous la direction des règles de l'art. D'où il suit que toute prose bien faite est vers, à peu de chose près, c'est-à-dire, aussi travaillée et aussi serrée que les vers. Il reste à expliquer comment les vers seront prose, c'est

à-dire, aussi aisés et aussi coulans que la prose: ce qui peut se faire en deux mots.

La prose et la poésie, qu'on envisage ordinairement comme deux langages différens, ne sont l'une et l'autre qu'un courant de pensées revêtues d'expressions. La nature et l'art influent pareillement, quoique inégalement, sur l'une et sur l'autre. La prose, qui semble libre de sa nature, a pourtant ses chaînes dans l'expression, comme on l'a vu cidevant. A son tour la poésie, qui semble resserrée par des règles plus étroites, quant à l'expression, rentre dans ses droits de liberté, lorsqu'il ne s'agit que des pensées. Elle est aussi libre que la prose dans tout ce qui concerne l'étendue, la suite, la disposition, les variétés des périodes, des membres, des incises; et jamais elle n'est plus parfaite que quand le naturel et la liaison des choses et des idées font oublier l'art et le technique de l'expression. Prenons un exemple.,

Lorsqu'on récite les vers de Racine, et qu'on les récite bien, on serait presque tenté de les prendre pour de la prose, si l'on n'y ressentait pas une certaine harmonie plus marquée, et quelques cadences plus symétriques qui semblent s'échapper du texte : « Celui qui met un frein à la fureur des flots, sait «< aussi des méchans arrêter les complots. Soumis « avec respect à sa volonté sainte, je crains Dieu, «cher Abner, et n'ai point d'autre crainte cepen<«<dant je rends grâce au zèle officieux, qui sur tous «<< mes périls vous fait ouvrir les Je vois que l'injustice en secret vous irrite, que vous avez « encore le cœur israélite : le Ciel en soit béni. Mais «< ce secret courroux, cette oisive vertu, vous en «< contentez-vous? La foi qui n'agit point, est-ce « une foi sincère? Huit ans déjà passés une impie étrangère du sceptre de David usurpe tous les « droits, se baigne impunément dans le sang de «<< nos rois, des enfans de son fils détestable homi

се

[ocr errors]

сс

yeux.

[ocr errors]
[ocr errors]

cide, et même contre Dieu lève son bras perfide: « et vous, l'un des soutiens de ce tremblant état; « vous, nourri dans le camp du saint roi Josaphat, qui sous son fils Joram commandiez nos armées, « qui rassurâtes seul nos villes alarmées, lorsque d'Okosias le trépas imprévu dispersa tout son camp à l'aspect de Jéhu. Je crains Dieu, dites« vous sa vérité me touche. Voici comme ce Dieu « vous parle par ma bouche: Du zèle de ma loi « que sert de vous parer? Par de stériles vœux pen<< sez-vous m'honorer? Quel fruit me revient-il de <<< tous vos sacrifices? Ai-je besoin du sang des boucs << et des génisses? Le sang de vos rois crie et n'est « point écouté! Rompez, rompez tout pacte avec « l'impiété : du milieu de mon peuple exterminez « les crimes, et vous viendrez alors m'immoler des <<< victimes. »

II n'est point d'oraison qui coule avec plus de force et de liberté que cette poésie. Rien ne s'y ressent des contraintes de la rime; rien n'y est lâche, forcé, tronqué, décousu; tout est plein et lié. C'est la plus belle prose, à ne considérer que les pensées, les tours des phrases et la variété des périodes; c'est la plus belle et la plus riche poésie, à ne considérer que les expressions, l'harmonie et les nombres. Je citerais des morceaux d'épopée, s'il en était besoin; mais on sent qu'il est aisé d'en trouver des exemples frappans en ouvrant nos bons poëtes.

La poésie lyrique, qui fait des assortimens de différentes espèces de vers, et qui entremêle les rimes, semble s'approcher encore plus de l'aisance et de la facilité de la prose: « Ce feu sacré que « Prométhée osa dérober dans les cieux, la raison « à l'homme apportée, le rend presque semblable « aux dieux. Se pourrait-il, sage La Fare, qu'un présent si noble et si rare de nos maux devînt << l'instrument? et qu'une lumière divine pût être

[ocr errors]

jamais l'origine d'un déplorable aveuglement ? « Lorsqu'à l'époux de Pénélope Minerve accorde << son secours, les Lestrigons et le Cyclope ont beau « s'armer contre ses jours. Aidé de cette intelli<< gence, il triomphe de la vengeance de Neptune, « en vain courroucé. Par elle il brave les caresses « des Syrènes enchanteresses et les breuvages de « Circé.

[ocr errors]
[ocr errors]

« De la vertu qui nous conserve c'est le symbolique tableau chaque mortel a sa Minerve qui «doit lui servir de flambeau. Mais cette déité pro«pice marchait toujours devant Ulysse, lui servant « de guide et d'appui; au lieu que par l'homme « conduite, elle ne va plus qu'à sa suite, et se « précipite avec lui.

Loin que la raison nous éclaire et conduise nos << actions, nous avons trouvé l'art d'en faire l'ora<<< teur de nos passions, etc. >>

Qu'on ôte les rimes de cette poésie et l'égalité trop sensible de quelques-uns de ses espaces, elle n'a plus rien qui la rende différente d'une prose serrée dans le genre élevé.

Voilà toute la pensée de Denys d'Halicarnasse. Il l'a vérifiée par des exemples de Démosthène, d'Hérodote, d'Homère, et des autres poëtes. Bircovius l'a vérifiée par des exemples latins. Les deux exemples que je viens de citer pour la poésie, joints aux deux que j'ai cités plus haut pour la prose, suffiront pour montrer que le même principe peut avoir son application à l'éloquence et à la poésie française.

DE LA CONSTRUCTION

PARTICULIÈRE

A LA LANGUE FRANÇAISE.

Pour répandre sur cette matière le jour dont il

OUR

semble qu elle a besoin, nous ne pouvons guère nous dispenser de dire quelque chose du génie des langues en général, afin de passer ensuite au génie particulier de la langue française, sur lequel doivent être fondées les constructions qui lui sont propres.

CHAPITRE I.

Ce qu'on entend par le génie d'une langue. Nous disons qu'un mot est dans l'analogie d'une langue, nous ne disons pas la même chose du tour. Nous disons, au contraire, qu'un tour est dans le génie d'une langue nous ne disons pas la même chose du mot. En demander la raison, c'est demander la différence qu'il y a entre ce qu'on appelle analogie et ce qu'on appelle génie dans une langue. Nous rapprochons ici ces deux idées qu'on peut confondre, afin de les séparer plus nettement.

Le mot analogie signifie rapport, c'est-à-dire, convenance, conformité, ressemblance, soit entre les choses, soit entre les idées, soit entre les mots, qu'on dit être analogues. Il n'est pas besoin de dire que lorsqu'on parle d'analogie dans les langues, on ne parle que de celle des mots.

« PreviousContinue »