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Son front large est armé de cornes menaçantes,
Tout son corps est couvert d'écailles jaunissantes.
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
Ses longs mugissemens font trembler le rivage.
Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage.
La terre s'en émeut; l'air en est infecté :
Le flot qui l'apporta recule épouvanté.

Sang glacé, crins hérissés, s'élève à gros bouillons ; l'onde approche, se brise; son front large est armé; sa croupe se recourbe. Tous ces mots ont le caractère imitatif.

Citerai-je Despréaux, qui parle ainsi d'un jeune poète?

Sa muse déréglée en ses vers vagabonds.

Et ailleurs :

Les chanoines vermeils et brillans de santé,
S'engraissaient d'une longue et sainte oisiveté.

Le premier de ces deux vers est riant, clair; l'autre est lent et paresseux.

Ce poète en a une infinité qui ont ce degré de perfection (1).

Pour sentir tout l'effet de cette harmonie, qu'on suppose les mêmes sons dans des mots qui exprimeraient des objets différens: elle y paraîtra aussi déplacée que si l'on s'avisait de donner au mot siffler la signification de celui de tonner, ou celle d'éclacelui de soupirer : et ainsi des autres.

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La durée des sons peut contribuer aussi à l'expression. Les Grecs et les Latins avaient sur nous cet avantage, que certaines de leurs voyelles étaient plus longues qu'aucune des nôtres. Cette longueur était si considérable, qu'ils avaient inventé des lettres exprès pour l'exprimer, quoique ce fut le même

(1) Voyez Tome I des Principes de Littérature, pag. 200.

son on le voit dans l'oméga, qui a le même son que l'omicron. Ces longues contribuaient beaucoup à caractériser certaines expressions musicales; parce qu'il est évident que plus un son est bref, plus il est sec; que plus il est long, plus il est aisé de le faire plein, nourri, sonore. Nous avons nos longues à notre manière et par comparaison avec les brèves. Nous en avons même d'aussi longues presque que celles des Latins comme fantóme, bleme mais nous en avons peu. En récompense, nous avons l'avantage des très-brèves, qui nous servent admirablement pour peindre par imitation la vivacité. Nous en avons même qu'on ne prononce presque pas, comme dans entétement, cacheté, etc. De sorte que si nous avons moins que les Grecs et les Latins ce qui peint la lenteur du mouvement, nous avons par retour plus qu'eux ce qui peint la vitesse et la rapidité.

La longueur des mots a le même effet dans le discours que la longueur des sons. Mais notre langue n'a point de désavantage de ce côté-là, parce que, outre que nos mots ne sont par eux mêmes ni trop courts, ni trop longs, nos articles, nos prépositions, nos auxiliaires, quoique séparés dans la grammaire, ne le sont point dans le discours. Il ne font qu'un mot avec le mot principal. L'unité de l'idée qu'ils représentent les identifie. Ainsi l'on prononce comme un seul mot, je chante, j'ai chanté, la gloire, des vainqueurs. Les articles et les pronoms sont des pièces d'attache dont les inflexions dans les autres langues sont l'équivalent.

Telle est l'harmonie qui convient aux mots pris séparément, singulis; il y en a une autre encore qui leur convient, lorsqu'on les considère comme liés entre eux, collocatis.

De même que tous les objets qui sont liés entre eux dans l'esprit, le sont par un certain caractère de conformité ou d'opposition qu'il y a dans quel

ques-unes de leurs faces, de même aussi les phrases qui représentent la liaison de ces idées doivent en porter le caractère. Il y a des phrases plus douces, plus légères, plus harmonieuses, selon les mots qu'on a choisis, selon la place qu'on leur a donnée, selon la manière dont on les a ajustés entre eux. Quelque fine que paraisse cette harmonie, elle produit un charme réel dans la composition: un écrivain qui a de l'oreille la sent, et ne la néglige pas. Cicéron y est exact autant que qui que ce soit : Etsi homini nihil est magis optandum, quàm prospera, æquabilis, perpetuaque fortuna, secundo vitæ, sine ullá offensione, cursu: tamen si mihi tranquilla et placata omnia fuissent, incredibili quádam et penè diviná, quá nunc vestro beneficio fruor, lætitiæ voluptate caruissem. Toute cette période est d'une douceur admirable; nul choc désagréable de consonnes, beaucoup de voyelles, un mouvement paisible et continu que rien n'interrompt, et qui semble aidé et entretenu par tous les sons qui la remplissent.

Voici un exemple d'une construction dure, par laquelle on peint des préparatifs de guerre :

Ut belli signum Laurenti Turnus ab arce
Extulit, et rauco strepuêre cornua cantu,
Utque acres concussit equos, utque impulit arma ;
Extemplò turbati animi : simul omne tumultu
Conjurat trepido Latium, sævitque juventus
Effera. Ductores primi Messapus et Ufens,
Contemptorque Deúm Mezentius undique cogunt
Auxilia, et latos vastant culioribus agros:

Cette suite de sons s'accorde parfaitement avec le sujet elle est aussi dure, aussi escarpée qu'elle peut l'être : Laurenti Turnus: ab arce extulit: rauco strepuére utque acres : et dans le même vers, utque impulit, etc. Cet appareil de guerre n'a pas trop un objet déterminé pour l'imagination; mais l'idée générale produit un sentiment d'horreur, au

quel l'imagination prête une sorte de figure, et dont l'art imitateur représente au moins quelque partie. Nous avons présenté des exemples français de cette harmonie dans le tome IV des Principes de littér. pag. 134 et suiv.

CHAPITRE VII.

De la seconde sorte d'harmonie.

La seconde espèce d'harmonie est celle du ton général, soit de l'écrivain qui compose, soit de l'acteur qui déclame, avec le sujet pris aussi en général, et dans sa totalité. De même qu'on ne doit point réciter d'un ton comique les vers de Corneille, ni d'un ton héroïque ceux de Molière, à moins qu'on ne veuille faire une parodie, de même aussi il faut rendre à chaque sujet le style qui lui appartient :

Descriptas servare vices, operumque colores:
Cur ego, si nequeo ignoroque, poëta salutor?

Quand je dis le sujet, c'est le sujet revêtu de toutes ses circonstances. Il n'en faut qu'une, quelque légère qu'elle soit, pour le changer : par la raison que mille et un ne font pas mille.

L'essentiel est donc, pour éviter la parodie, de bien connaître le sujet qu'on traite, d'en sentir le poids, l'étendue, les degrés de dignité. Cela fait, il faut lui donner les pensées, les mots, les tours, les phrases qui lui conviennent.

Il y a bien de la différence entre le style élevé et le style simple. Les Anciens ont marqué cette différence par rapport à leurs langues; mais je ne vois point de rhéteur moderne qui ait essayé de la faire sentir dans nos écrivains français. Présentonsen d'abord quelques exemples..

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Voici comme madame de Sévigné raconte la mort de M. de Turenne, dans une lettre à son gendre: « C'est à vous que je m'adresse, mon cher comte, « pour vous écrire une des plus fâcheuses pertes qui pût arriver en France : c'est la mort de M. de Tu« renne. Si c'est moi qui vous l'apprends, je suis <<< assurée que vous serez aussi touché et aussi désolé « que nous le sommes ici. Cette nouvelle arriva lundi « Versailles. Le roi en a été affligé comme on « doit l'être de la perte du plus grand capitaine, « et du plus honnête homme du monde. Toute la «cour fut en larmes, et M. de Condom pensa « s'évanouir. On était près d'aller se divertir à <<< Fontainebleau tout a été rompu. Jamais un homme n'a été regretté si sincèrement. Tout Paris, et tout le peuple, était dans le trouble et « dans l'émotion. Chacun parlait, et s'attroupait « pour regretter ce héros. Je vous envoie une très<< bonne relation de ce qu'il a fait les derniers jours

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de sa vie. C'est après trois mois d'une conduite << toute miraculeuse, et que les gens du métier ne << se lassent point d'admirer, qu'arrive le dernier jour de sa gloire et de sa vie. »

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Voilà un morceau bien écrit, mais dans le style le plus simple. La matière par elle-même est grande; mais le genre dans lequel on la traite est le plus petit de tous. Il faut donc que la matière s'abaisse et se réduise au niveau du genre c'est la règle. Comment s'y réduit-elle ?

Le premier privilége du genre épistolaire est la liberté. En conséquence, on a pu mêler avec la matière des circonstances qui ne tiennent qu'à la personne, soit qui écrit, soit à qui l'on écrit : C'est à vous, comte... si c'est moi qui vous l'apprends, je suis assurée que vous serez aussi touché, aussi désolé que nous le sommes ici.

En seçond lieu, il y a plusieurs phrases comnunes: une des plus fácheuses pertes qui pút ar

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