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presse la désinence qui va tomber au point nommé: c'est la règle même qui l'a conduit. Il n'en est pas ainsi dans la prose, où l'oreille se conduit elle-même sans autre regle que le sentiment. Il faut que le sentiment seul décide de la période, du membre de la période, de l'incise, et de leur. étendue proportionnelle, et de leur désinence propre, eu égard à ce qui précède et à ce qui suit.

C'est ce sentiment ou ce goût qui donne à chaque phrase le ton qui lui convient, et qu'on sent dès le premier mot : Déja frémissait dans son camp; un commencement si fier ne peut avoir une finale molle ou traînante. C'est lui qui soutient ce ton, qui le remplit jusqu'au bout; c'est lui qui coupe les phrases selon le besoin, qui en fait des compartimens figurés, qui les fait croître ou décroître, qui les rend parallèles, qui les croise, qui les entasse, qui semble quelquefois les jeter confusément pour en tirer un plus grand effet. Enfin, c'est le sentiment qui choisit les finales, qui les rend plus ou moins éclatantes, et qui les varie.selon le caractère de la pensée et le lieu où elle se trouve; et quand il est exquis, il ne s'y trompe jamais : nous sentons en français la différence d'une finale féminine ou d'une masculine.

Les Anciens croyaient être aidés dans cette partie de l'art par la détermination de leurs pieds. Ils pouvaient dire, le double trochée est majestueux; comprobavit; le péon est éclatant, desinite, l'iambe est vif, le dactyle est pompeux, le spondée grave, le molosse vaste et enflé. Mais quand il s'agissait de l'application de ces prétendues règles, l'art ne leur disait rien; il étaient obligés de s'en rapporter, de même que nous, à leur oreille seule, parce que seule, elle pouvait sentir ce qui restait de la mesure à remplir. Aussi les grands maîtres, qui faisaient les règles dans la spéculation, rassuraient-ils les écrivains dans la pratique. Neque vos peon aut he

rous ille conturbet. Prenez les nombres à peu près comme ils se présenteront. Ipsi occurrent et respondebunt non vocati. Il suffit de savoir en général qu'il y a un art, et que, pour en pratiquer les règles, il s'agit d'écarter ce qui pourrait détruire ou offusquer les nombres, plutôt que de les chercher euxmêmes, ou de les choisir avec inquiétude.

Cette observation de Cicéron prouve que nous n'avons pas eu tort, dans cette partie, de nous en tenir à des généralités. Il faut, disons-nous, que les chutes soient naturelles, qu'elles soient variées, qu'elles ne soient ni trop relevées, ni traînantes.

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Ce n'est pas pourtant que les nombres de notre prose ne puissent être aussi dirigés par quelques règles dans les syllabes qui précèdent le repos. Il y a chez nous des mots plus ou moins sonores, plus ou moins longs, plus ou moins graves, plus ou moins vifs dans leurs finales. Les pénultièmes longues, suivies d'un e muet, ont en général un son plus moëlleux, plus développé, comme funèbre, éclore, charmante. Les finales masculines ont plus de force, plus d'éclat, comme clarté, valeur, vertu. Pour connaître les unes et les autres en détail, il suffit de parcourir les rimes de quelqu'un de nos poëtes, quel qu'il soit.

C'est à l'orateur à faire son choix, selon que l'exige la matière qu'il traite, ou la pensée même qu'il présente, ou enfin la variété, laquelle n'est jamais plus nécessaire que dans cette partie. Mais cette variété est ordinairement amenée par les objets même, et par les mots qui les expriment, comme dans cet exemple: Le juste regarde sa vie, tantôt comme la fumée qui s'élève, qui s'affaiblit en s'élevant, qui s'exhale et s'évanouit dans les airs; tantôt comme l'ombre qui s'étend, se rétrécit, se dissipe: sombre, vide, et disparaissante figure. Fléchier.

De même qu'il y a des demi-repos et des repos absolus, il y a aussi des demi-chutes, si j'ose parler

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ainsi, et des chutes finales. Rien n'est si nombreux et si harmonieux que les unes et les autres dans la période que nous venons de citer. La plupart des nombres sont imitatifs. Sans parler des mots s'élève, s'exhale, se rétrécit, qui offrent des nombres variés, selon les pensées, que d'art dans ces deux incises placées à la fin des nombres, dans les airs, et sombre, vide et disparaissante figure; ces trois épithètes, séparées par des repos, ont, outre cela, des finales féminines, aussi bien que le substantif qui le suit.

II.

Des mètres oratoires.

Les espaces étant réglés par une mesure convenable, étant déterminés par des désinences assorties, il ne s'agit plus que de les remplir, selon les mêmes principes car c'est toujours le même esprit et le même système : l'art a des règles fondées sur la nature simple, et la nature simple a son instinct, qui. peut être aidé par les règles de l'art. Voyons donc ce que font l'art et la nature d'abord dans la poésie, lorsqu'il s'agit de remplir les espaces, ou composer le corps du vers.

Il y a deux parties à distinguer dans le corps du vers chez les Grecs et les Latins, les mots et les pieds. Ces deux parties doivent être tellement combinées, qu'elles se croisent mutuellement, à peu près comme les rangs de pierres qui, dans un mur bien bâti, sont croisés par celles des rangs qui sont immé diatement au-dessus ou au-dessous. Le même croisement doit se faire dans les vers par les mots avec les mètres ainsi, dans ces vers, Lụctan | tes ven | tos tempesta tesque so | noras, Urbs antiqua fu | it, Tyri | i tenu | ére co | loni, on voit les mètres porter sur deux mots, et enjamber de l'un à l'autre ; ce qui forme dans le vers une sorte de tresse

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qui entrelace les mots avec les mètres, et les mètres avec les mots, qui les lie les uns par les autres, et n'en fait presque qu'un seul mot, tellement que quand on récite bien un vers bien fait, on sent une sorte de marche cadencée, un scandement sourd, qui fait rouler ensemble la mesure et les paroles. Si l'on n'en sent pas assez l'effet dans l'exemple que nous avons cité, on le sentira mieux dans l'exemple du contraire :

Urbem fortem nuper cepit fortior | hostis.

Ce vers est insoutenable, puisqu'il tombe à chaque mot, et qu'un pied n'est pas lié avec le suivant par le mot qui le porte, ni les mots par les pieds. C'est sur cette théorie qu'a été fondée la loi des césures dans la poésie métrique, loi qu'on n'observe et qu'on ne néglige jamais sans qu'il en résulte des défauts ou des beautés musicales dans les vers.

Les anciens rhéteurs ont prétendu porter encore cette partie de l'art poétique jusque dans la prose, pour lier et soutenir la marche des périodes. Je crois que l'art peut y influer, mais précisément comme dans les finales, et rien de plus; c'est-à-dire, que l'orateur ne doit pas ignorer qu'il y a en ce point une perfection à laquelle il doit tendre, et qui consiste à lier les périodes par une sorte de mélodie, laquelle, si elle est réelle et sensible, suppose toujours des mètres et des césures, comme dans les et en porte l'effet même dans la prose. C'est à quoi doit se borner le travail de cette partie. Qu'on prenne la période de Cicéron la plus arrondie, on y trouvera sans doute tout l'art du nombre mis en pratique; mais j'ose dire qu'il n'y a été mis que par le goût et le sentiment de l'oreille, et non par le travail de l'art. Cicéron choisissait ses mots selon la nature de la pensée. Il les posait avec réflexion et discernement, comme l'architecte qui bâtit. Il ju

vers,

geait le son, mesurait les espaces, pesait les syllabes, comparait les finales, liait le tout par une même forme, in orbem suum, selon qu'il convenait à la pensée et à ses circonstances. Mais cela ne s'exécutait que sous l'instinct d'une oreille exercée par la lecturé des poëtes, et accoutumée, par cet exercice, discerner finement tout ce qui a rapport à la marche des pensées et à la distinction des objets.

Telle est la nature et l'emploi des nombres, en prenant ce mot, ou comme espace, ou comme mètre, ou comme chute finale. Rassemblons ces effets en peu de mots : c'est par les nombres que le discours est soutenu, lié, rempli, relevé, animé, varié.

Il est lié, parce qu'il est resserré dans des espaces terminés, presque semblables à ceux de la poésie; parce que les mètres ou rhythmes, qui enjambent d'un mot sur l'autre, attachent les mots les uns aux autres par un noeud invisible; parce que la finale attire tout à elle, depuis le commencement de la période jusqu'à la fin : Sunt quidam nodi continuationis.

Il est soutenu, parce qu'un pied attire un autre pied, par la césure; un espace un autre espace, par la progression; une cadence suspendue une autre cadence, par la symétrie : ce qui donne à l'araison du poids, de la force, de la vitesse dans sa direction, vibrantes numeros.

Il est rempli, parce que le nombre ne laisse rjen à désirer, ni à l'esprit, ni à l'oreille : c'est son effet essentiel chaque phrase est un tout solide, arrondi, auquel rien ne manque, et qui n'a rien de tropi est ennobli et relevé par les espaces, tantôt

égaux, tantôt croissans, tantôt entrelacés avec symétrie; par les pieds majestueux, le péon, le dactyle, le spondée; par les cadences ou chutes brillantes et peu vulgaires. On en sent l'effet dans le style fami

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